ÉLOGE DE OZANAM
Jacques Ozanam naquit en 1640 dans la souveraineté de Dombes d’un père riche et qui avait plusieurs terres. Sa famille était d’origine Juive, ce que marque assez le nom qui a tout à fait l’air hébreu, mais il y avait longtemps que cette tache, peut-être moins réelle qu’on ne pense, était effacée par la profession du christianisme et de la religion catholique. Cette famille était illustrée par plusieurs charges qu’elle avait possédées dans des parlements de provinces.
Ozanam était cadet et, par la loi de son pays, tous les biens devaient appartenir à l’aîné. Son père, qui était un homme vertueux, voulut réparer ce désavantage par une excellente éducation. Il le destinait â l’église pour lui faire tomber quelques petits bénéfices qui dépendaient de la famille. Les mœurs du jeune homme étaient bien éloignées de s’opposer à cette destination. Elles se portaient naturellement à tout ce qui serait à désirer dans un ecclésiastique, et une mère très pieuse les fortifiait encore, et par son exemple et par ses soins d’autant plus puissants qu’elle était tendrement aimée de ce fils.
Cependant il ne se tournait pas volontiers du côté de l’église. Il avait fort bien réussi dans ses humanités, mais il avait pris beaucoup de dégoût pour la philosophie scolastique. La théologie ressemblait trop à cette philosophie et enfin il avait vu par malheur des livres de mathématiques qui lui avaient appris à quoi il était destiné.
Il n’eut point de maître et on n’avait garde de lui en donner, mais la nature seule fait de bons écoliers. A dix ou douze ans, il passait quelquefois de belles nuits dans le jardin de sou père, couché sur le dos, pour contempler la beauté d’un ciel bien étoilé. Spectacle en effet auquel il est étonnant que la force même de l’habitude puisse nous rendre si peu sensibles ! L’admiration des mouvements célestes allumait déjà en lui le désir de les connaître, et il en démêlait par lui-même ce qui était à la portée de sa raison naissante. A l’âge de quinze ans il avait composé un ouvrage de mathématique qui n’a été que manuscrit, mais où il a trouvé dans la suite des choses dignes de passer dans des ouvrages imprimés. Il n’eut jamais de secours que de son professeur en théologie qui était aussi mathématicien, mais un secours léger donné à regret et toujours accompagué d’exhortations à n’en guère profiter.
Après quatre ans de théologie faits comme ils peuvent l’être par obéissance, son père étant mort, il quitta la cléricature par piété et par amour pour les mathématiques. Elles ne pouvaient pas lui rendre ce qu’il perdait, mais enfin elles devenaient sa seule ressource et il était juste qu’elles le fussent. Il alla à Lyon où il se mit à les enseigner. L’éducation qu’il avait eue lui donnait beaucoup de répugnance à recevoir le prix de ses leçons. Il eût été assez payé par le plaisir de faire des mathématiciens et de ne parler que de ce qu’il aimait, et il rougissait de l’être d’une autre manière.
Il avait encore une passion : c’était le jeu. Il jouait bien, et heureusement. L’esprit de combinaison peut y servir beaucoup. Si la fortune du jeu pouvait être durable, il eût été assez à propos qu’elle eût supléé au revenu léger des mathématiques.
Il fit imprimer à Lyon en 1670 des tables de sinus, tangentes et sécantes, et des logarithmes, plus correctes que celles de Ulacq, Pitiscus, et Henri Briggs. Comme ces tables sont d’un usage fort fréquent, c’est un grand repos que d’en avoir de sûres.
Des étrangers, à qui il enseignait à Lyon, ayant parlé du chagrin où ils étaient de n’avoir point reçu des lettres de change qu’ils attendaient de chez eux pour aller à Paris. Il leur demanda ce qu’il leur faudrait, et sur ce qu’ils répondirent cinquante pistoles, il les leur prêta sur-le-champ, sans vouloir de billet. Ces messieurs, arrivés à Paris, en firent le récit à feu M. d’Aguesseau, père du chancelier. Touché d’une action si noble en toute ses circonstances, il les engagea à faire venir ici Ozanam, sur l’assurance qu’il leur donnait de le faire connaître et de l’aider de tout son pouvoir. Peu de gens aussi sensibles au mérite sont à portée de le favoriser, ou peu de gens â portée de le favoriser, y sont aussi sensibles
Ozanam se détermina donc â quitter Lyon. Sur la route, un inconnu lui dit que s’il pouvait renoncer au jeu, il ferait fortune à Paris, qu’il y acquerrait beaucoup de réputation, qu’il s’y marierait à 35 ans, et quelques autres choses particulières que l’événement a justifiées. Il y aurait dans cet inconnu de quoi faire un devin, si l’on voulait, ou un Rosecroix qui courait le monde.
A peine Ozanam était-il arrivé à Paris qu’il apprit que sa mère était â l’extrémité et voulait le voir avant que de mourir. Comme il l’aimait avec tendresse, il y vola, mais il eut la douleur de la trouver morte. Elle avait eu dessein de le faire son héritier mais le frère aîné l’empêcha par des artifices dont il se punit ensuite lui-même en conduisant très mal et en dissipant ce bien qu’il avait tant aimé.
Ozanam revint â Paris et n’eut plus aucun commerce avec une famille dont il ne tenait que son nom. Il se défit de la passion du jeu et les mathématiques furent son unique fonds. Il était jeune, assez bien fait, assez gai, quoique mathématicien. Des aventures de galanterie vinrent le chercher. Une femme, qui se disait de condition et qui logeait dans la même maison que lui, tenta vivement sa vertu. Il lui demanda si elle n’avait point besoin d’argent. Elle en convint et il en fut quitte pour quelques louis d’or. Il conçut que dans le célibat il courait risque non seulement de se défendre plus mal s’il se présentait de pareilles occasions, mais aussi d’être l’agresseur, et il épousa une femme presque sans bien qui l’avait touché par son air de douceur, de modestie et de vertu. Ces belles apparences, ce qui est heureux, ne le trompèrent point.
Ses études ni ses occupations ne l’empêchaient point de goûter avec elle et avec ses enfans les plaisirs simples que la nature a attachés aux noms de mari et de père, mais qui sont aujourd’hui réservés pour les familles obscures, et qui déshonoreraient les autres. Il eut jusqu’à 12 enfants, dont la plupart moururent, et il les regrettait comme s’il eût été riche, ou plutôt comme ne l’étant point car ce sont les plus riches qui se tiennent les plus incommodés d’une nombreuse famille.
Dans les temps de paix, où Paris était plein d’étrangers, les mathématiques rendaient bien et il vivait dans l’abondance, étant entendu que c’était l’abondance d’un homme fort réglé. Pendant la guerre, la recette baissait. les Français y suppléaient peu parce qu’il les avait détournés de lui en préférant les étrangers, et qu’une certaine habitude, un certain train établi a beaucoup de pouvoir en toute matière. Il employait les temps de guerre à composer des ouvrages, non pas tant pour se procurer par là quelque dédommagement (car que peut-on espérer d’un livre de mathématique ?) que parce qu’il est presque impossible qu’un mathématicien habile et qui a du loisir, résiste à des vues et à des méthodes nouvelles qui viennent s’offrir à lui, et, en quelque sorte malgré lui.
II composait avec une extrême facilité, quoique sur des sujets difficiles. Sa première façon était la dernière; jamais de ratures ni de corrections, et les imprimeurs se louaient fort de la netteté de ses manuscrits. Quelquefois il résolvait des problèmes embarrassés en allant par les rues, quelquefois même, dit-on, eu dormant. Et alors, il se faisait apporter promptement à son réveil de quoi les écrire, car la mémoire, ennemie presque irréconciliable du jugement, ne dominait pas en lui.
Ses principaux ouvrages sont un dictionnaire de mathématique très ample, imprimé en 1691, où il donne par occasion les solutions d’un assez grand nombre de problèmes de très longue haleine, un cours de mathématique en cinq volumes, imprimé en 1693, un grand traité d’algèbre, des sections coniques, des récréations mathématiques et physiques, un Diophante manuscrit, qui est entre les mains du chancelier, juge fort éclairé, même en ces matières. Tous ces ouvrages, et quelques autres moins considérables seulement par le volume, ne roulent que sur l’ancienne géométrie, mais approfondie avec beaucoup de travail. La nouvelle n’y paraît point, c’est-à-dire celle qui par le moyen de l’infini s’est élevée si haut. Elle était beaucoup plus jeune que Ozanam. Il est vrai aussi que l’ancienne, qui est moins sublime, moins piquante, même moins agréable, est plus indispensablement nécessaire, et plus sensiblement utile, et que c’est elle seule qui fournit à la nouvelle des fondements solides.
A l’age de 61 ans, c’est-à-dire en 1701, il perdit sa femme, et avec elle tout le repos et tout le bonheur de sa vie. La guerre, qui s’alluma aussitôt pour la succession d’Espagne, le réduisit dans un état fort triste. Ce fut en ce temps-là qu’il entra dans l’académie, où il voulut bien prendre la qualité d’élève, qu’on avait dessein de relever par un homme de cet âge et de ce mérite. Il a valu cette gloire à l’académie, qui a eu la doulèur de ne l’en récompenser par aucune utilité. Il eut plus que du courage dans sa situation. Il alla jusqu’à la patience chrétienne. Il ne perdit pas même sa gaieté naturelle, ni une sorte de plaisanterie qui le délassait d’autant mieux qu’elle était moins recherchée
Sans tomber malade, il eut un tel pressentiment de sa mort que des seigneurs étrangers l’ayant voulu prendre pour maître, il les refusa sur ce qu’il allait mourir. Le dimanche 3 avril 1717, il alla le matin se promener, selon sa coutume, au jardin du Luxembourg. Il dîna avec appétit, et à trois heures après midi, il se trouva mal et demanda à se coucher. Sa seule domestique voulut aller chercher son fils aîné, qui était sorti, mais il dit qu’il ne pourrait pas venir assez tôt; et peu de temps après il tomba dans une apoplexie, dont il mourut en moins de deux heures.
Feu Mademoiselle, princesse souveraine du pays où il était né, l’appelait l’honneur de sa Dombes. Il a eu plus de réputation parmi les étrangers que parmi nous, qui, sur certains points, sommes trop peu prévenus en faveur de notre nation, et trop en récompense sur d’autres.
Il savait trop d’astronomie pour donner dans l’astrologie judiciaire, et il refusait courageusement tout ce qu’on lui offrait pour l’engager à tirer des horoscopes car presque personne ne sait combien on gagne à ignorer l’avenir. Une fois seulement il se rendit à un comte de l’empire, qu’il avait bien averti de ne le croire pas. Il dressa par astronomie le thème de sa nativité et ensuite, sans employer les règles de l’astrologie, il lui prédit tous les bonheurs qui lui vinrent à l’esprit. En même temps le comte fit faire aussi son horoscope par un médecin très entêté de cet art, qui s’y croyait fort habile, et qui ne manqua pas d’en suivre exactement et avec scrupule toutes les règles. Vingt ans après, le seigneur allemand apprit à Ozanam que toutes ses prédictions étaient arrivées, et pas une de celles du médecin.
Cette nouvelle lui fit un plaisir tout différent de celui qu’on prétendait lui faire. On voulait l’applaudir sur son grand savoir en astrologie, et on le confirmait seulement dans la pensée qu’il n’y a point d’astrologie.
Un cœur naturellement droit et simple avait été en lui une grande disposition à la piété. La sienne n’était pas seulement solide; elle était tendre et ne dédaignait pas certaines petites choses qui sont moins à l’usage des hommes que des femmes, et moins encore à l’usage des mathématiciens, qui pourraient regarder les hommes ordinaires comme des femmes. Il ne se permettait point d’en savoir plus que le peuple en matière de religion. Il disait en propres termes qu’il appartient aux docteurs de Sorbonne de disputer, au pape de prononcer, et au mathématiciens d’aller en paradis en ligne perpendiculaire.
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