25 septembre 1885.
L’un s’appelle Charles, l’autre Alexandre : tous deux se nomment Herrmann. Chacun d’eux est le premier prestidigitateur de notre époque. L’un escamote des bocaux de poissons rouges ; l’autre subtilise une cage peuplée de canaris. Ils sont frère, mais la rivalité fait taire en eux la voix du sang. Car il semble que la surface du globe ne suffise pas à l’ambition de ces deux escamoteurs remplis de distinction. Leurs gloires se gênent réciproquement. De là des dissensions intestines, des polémiques fratricides, des revendications professionnelles bien faites pour affliger ceux qui veulent les familles unies. Des deux Herrmann qui, depuis quelque temps, font gémir la presse parisienne d’une nouvelle discussion, l’aîné seul nous était connu. Le plus jeune va s’offrir à notre approbation sur la vaste scène de l’Eden où il doit, paraît-il, nous faire assister à des expériences assez difficiles à suivre des yeux ou même de la lorgnette. Mais ce n’est pas là ce qui nous intéresse, et nous n’avons pas à préjuger ici le succès que pourra obtenir le célèbre « professeur » en opérant dans un décor de Messalina. M. Alexandre Herrmann est d’ailleurs une personnalité assez curieuse à présenter sans attendre le soir de ses débuts.
Charles (Carl) Herrmann et Alexandre Herrmann.
Et d’abord, un détail bien typique. Il y a 17 ans que les Herrmann se sont volontairement perdus de vue. Des parents, des amis ont bien cherché à leur faire oublier leurs rivalités de métier, leur querelle de gobelets ; mais aucun rapprochement ne peut-être opéré. On a tenté de leur ménager des entrevues ; mais à peine sont-ils en tête à tête depuis cinq minutes, que les mauvaises plaisanteries commencent. Leur rancune invétérée se manifeste par les niches qu’ils se font mutuellement avec une adresse vraiment extraordinaire ; tandis que l’un des Herrmann escamote, comme par miracle, la chaise sur laquelle l’autre Herrmann veut s’asseoir, ce dernier Herrmann introduit subrepticement un boisseau de fleurs dans le chapeau de l’Herrmann numéro un – et ainsi de suite pendant l’entretien. A Herrmann, Herrmann et demi !
M. Alexandre Herrmann est plus élégant, plus fin que son aîné. Orné d’ordres étrangers de plusieurs couleurs, il pourrait, s’il en avait la vanité, se donner pour un diplomate exotique. La fréquentation des nombreuses cours devant lesquelles il a eu l’honneur de faire ses tours de passe-passe lui a donné une certaine noblesse d’allures ; et c’est en véritable grand seigneur qu’il fait cuire les omelettes au lard dans le fond des chapeaux que l’honorable société veut bien lui confier.
Gardons nous bien de déflorer les numéros qu’il doit offrir d’abord aux spectateurs de l’Eden. Parlons seulement des fantaisies auxquelles il se livre dans la vie privée aux dépens de bons badauds dont la tête l’inspire. Il serait fort amusant, par exemple, de lu voir renouveler aux Halles l’une de ses mystifications préférées. A peine quelque part, il se rend généralement au grand marché de la ville, choisit une pièce de gibier ou de volaille, la paye, puis, au moment d’en prendre possession, fait une réclamation dans le genre de celle-ci : « Mais madame, vous me vendez un lapin qui n’est pas tué ! »
Alexandre Herrmann.
Et, avant que la marchande ait eu le temps de lui répondre, un lapin vivant, venu on ne sait d’où, se met à gambader au milieu de la foule qui ne peut comprendre cette résurrection stupéfiante. D’autre fois, il marchande un canard en vie, lui coupe le cou séance tenante, et s’empresse ensuite de réparer le mal en recollant aussitôt les deux partie du volatile qui se reprend à sautiller de plus belle.
L’une de ses distractions favorites consiste encore à escamoter adroitement tous les objets volés que les pickpockets ont sur eux. Un jour, à New York, étant dans une voiture publique, il s’aperçoit qu’un voisin venait de lui enlever son portefeuille. Tout d’abord il ne dit mot… puis, très tranquillement, il reprend son portefeuille avec une telle adresse que le pickpocket ne s’aperçoit de rien et descend presque aussitôt, bien persuadé que le portefeuille est toujours en sa possession. Herrmann s’empresse de poursuivre son voleur volé ; il le file même assez longtemps, le voit entrer dans un café et se met en observation à une table voisine de la sienne. De là, il assiste à son aise à la cruelle déception de l’infortuné pickpocket qui, au moment de payer sa consommation et n’ayant pas un penny à lui, cherche vainement dans toutes ses poches l’argent qu’il croyait si bien s’être approprié. On juge de l’émoi de ce malheureux lorsque Herrmann, se montrant – et montrant son portefeuille, vint lui offrir de son ton le plus gracieux, non seulement de solder sa dépense, mais encore de lui faire donner un gîte très sur aux frais de la République des Etats-Unis.
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