Leopoldo Fregoli, né le 2 juillet 1867 à Rome et mort le 26 novembre 1936 à Viareggio, était italien. Transformiste, ventriloque, magicien, acteur de cinéma et musicien, il était réputé pour ses changements de costumes très nombreux et rapides. Il interprétait jusqu’a cent rôles costumés dans le même spectacle. Sa notoriété était mondiale. Avec le Fregoligraphe, il tournera ses premiers films en pionnier du cinéma. A l’Olympia, où il fit un triomphe pendant de nombreux mois à guichets fermés, il monta un spectacle spécial dit du « théâtre à l’envers » pour démontrer qu’il était seul en scène. Sur sa tombe on peut lire : « Ici Leopoldo Fregoli a accompli son ultime transformation. »
Ci dessous son interview paru dans Lecture pour tous de février 1906 :
Personnalité parisienne et célébrité mondiale, Fregoli a été applaudi dans toutes les capitales. Capable d’incarner en lui tous les personnages d’une pièce et de prendre dans l’espace de quelques minutes vingt physionomies différentes. Il a poussé plus loin qu’on ne l’avait jamais fait l’art de la transformation. Quel est son secret ? Nous sommes allés le lui demander à lui-même et c’est lui qui se chargera de l’expliquer à nos lecteurs. Ceux-ci vont donc pénétrer dans les coulisses et voir s’opérer sous leurs yeux les métamorphoses aussi complètes qu’instantanées qui font du jeu de Fregoli le plus étourdissant des Cinématographes. Un artiste qui est à lui seul tout un théâtre. Un artiste qui tient la scène pendant deux heures, jouant seul tous les rôles, changeant à son gré, d’apparence, de figure, de taille et de voix. Cet homme-là doit avoir, en parlant de son art, des choses bien intéressantes à dire. Nous avons donc profité de son passage à Paris, cet hiver, pour lui demander un entretien.
Nous avons pu le rencontrer à l’Alhambra de Paris, où il nous avait donné rendez-vous.
C’est un homme petit, brun, aux allures vives, à la figure extrêmement mobile, les yeux rieurs, un sourire gouailleur, bon enfant, la figure rasée, fine, avec un profil très régulier, très « romain ». Fregoli est né à Rome le 2 juin 1867. Il nous fait l’accueil le plus obligeant et se déclare prêt à satisfaire sur tous les points notre curiosité. La première question que nous lui posons est, bien entendu, celle, toujours si intéressante de ses débuts. Comment a-t-il entendu l’appel irrésistible? A quels signes a-t-il reconnu qu’il devait être artiste à transformations plutôt qu’autre chose? Par quels succès a-t-il préludé à ses triomphes futurs ? Il sourit à toute sorte de souvenirs qui s’évoquent devant lui et nous répond avec bonhomie :
Comment j’ai senti l’éveil de ma vocation ?
Mais de la façon du monde la plus simple : en écoutant la voix de mon instinct. Je suis fils d’ouvriers et je commençai par être apprenti horloger. Cependant, j’avais beau manœuvrer assez maladroitement les ressorts et les échappements que l’idée du théâtre hantait ma cervelle. Le dimanche je réunissais des camarades dans l’appartement paternel, et je disais des monologues, je récitais des pièces, monté sur une estrade que j’avais construite moi-même. J’imitais les types vus dans la rue : le camelot, le vieux général, la vieille demoiselle, la jeune fille qui se rend à sa leçon de piano, tout cela n’était que jeux d’enfants !
Pourtant, c’est alors que je remportai le plus grand, peut-être, de mes succès. Il m’arrivait, plus souvent qu’à mon tour, de m’attarder avec des camarades qui faisaient en ma compagnie du théâtre d’amateur. Nos répétitions se prolongeaient assez avant dans la nuit. Quand je rentrais, j’étais sûr de trouver mon père qui m’attendait pour m’accabler de reproches. Une nuit (c’était en été, une nuit bleue admirable), je m’en souviendrai toujours, mon père, en faisant les cent pas devant la porte guettait mon retour pour me répéter que je ne ferais jamais rien de bon et que je finirais au bagne.
Tout à coup, une dame élégante débouche de la rue voisine et s’avance vers lui :
« Pardon, monsieur Leopoldo (c’est mon prénom), Leopoldo est-il rentré ? Pas encore, répond mon père, assez peu satisfait de cette rencontre et de cette question. Ah ! Le malheureux, s’écrie la dame, il est donc parti, il m’a abandonnée pour quelque rivale !… »
Vaincue par la douleur, la dame défaillait. Mon père la reçut évanouie dans ses bras. Il avait des sentiments d’humanité. Il porta chez lui la malheureuse femme affligée et l’assit sur un fauteuil, puis il s’en fut dans la cuisine chercher du vinaigre pour la ranimer. Quand il revint, il fut bien étonné : il avait devant lui son propre fils costumé en femme et tenant à la main une perruque et un chapeau à fleurs. La perruque et le chapeau qui venaient de le faire prendre pour une élégante romaine.
Tu vois, papa, m’écriai-je, que je ferais bien un comédien ! « Tu ferais mieux d’aller te coucher », Tel fut mon premier succès. N’était-il pas décisif ? Etre parvenu à me rendre méconnaissable pour mon père, avoir pu transformer ma figure et ma voix !… Ma vocation était toute indiquée.
Toutefois, les débuts furent lents et difficiles. Fregoli nous conte ses années d’épreuves et de pérégrinations. Il fut à lui tout seul le théâtre au camp dans l’armée du général Daldissera, au camp de Massaouah. Puis il se fit peu à peu connaître en Italie, d’où sa réputation se répandit dans le monde entier. Nous lui demandons de nous initier aux mystères de ses amusantes représentations. Vous aurez bientôt fait, nous dit-il, de les pénétrer.
Venez avec moi dans les coulisses !
Vous ne connaissez pas la maison Fregoli, je vais vous la montrer. Nous sommes ici une administration dans l’administration du théâtre. Vous allez voir ça. Nous montons en effet sur la scène. Il y règne une fiévreuse activité. Une vingtaine de personnes travaillent. Des machinistes posent des décors sous la direction d’un régisseur. Ce sont mes décors, nous dit Fregoli, et ce monsieur est mon régisseur. Des habilleurs préparent sur des tables des perruques, des robes. Au fond, dans une des loges qui S’ouvrent sur les coulisses, on voit des coiffeuses qui frisent des perruques, d’autres femmes qui placent des cordons à des vêtements de gaze, Fregoli englobant tout ce monde dans un geste large.
Vous avez devant vous mon personnel. Il comprend 19 personnes, dont un chef d’orchestre, un régisseur, deux machinistes, deux électriciens, un mécanicien, deux garde-robières, une coiffeuse, un modiste, une couturière, des habilleurs, et enfin mon secrétaire, car j’ai horreur d’écrire. Mon impresario est escorté de trois secrétaires. Nous sommes en tout vingt-trois personnes et nous possédons trois cents soixante dix caisses. Quand nous voyageons, nos colis emplissent quatre wagons qui pèsent 30000 kilos. N’est-ce pas respectable ?
Plus de colis que Sarah Bernhardt !
Nous faisons la visite des loges : il y en a une dizaine. Ce sont les cellules d’une ruche qui bourdonne sous la lumière électrique. Voici la coiffeuse qui donne le dernier coup de fer à une perruque blonde destinée à coiffer l’élégante chanteuse que sera tout à l’heure Fregoli. Suspendues à des tringles, des robes, fendues par derrière sur toute la longueur, jettent dans l’atmosphère la gaîté de leurs couleurs vives. Plus loin, sont alignés des chapeaux extravagants de « gommeuse», dont la modiste fait onduler les plumes. Là-bas la scie du mécanicien grince dans le bois d’un mannequin. Car Fregoli, toujours seul en scène, se sert de comparses en bois. Son talent de ventriloque ajoute à l’illusion. Tout ce monde gazouille l’italien, et s’agite sans se disputer, ce qui est rare dans les coulisses. Nous en faisons la remarque. Ah ! Nous répond Fregoli, c’est qu’ici tout est réglé. Chacun sait exactement ce qu’il doit faire, tout marche avec une précision… mathématique !
Sur ces mots, l’artiste nous quitte, car le moment approche où la représentation va commencer. Il lui faut le temps de s’habiller. Nous en profitons pour inspecter la scène. Tout est au point. Au milieu de la distance qui sépare les deux portes, est dressée une table sur laquelle sont disposés les costumes et les perruques. Elle est flanquée, à droite et à gauche, d’une chaise, qui porte également des robes. Tout le monde est à son poste. A droite, deux habilleurs en culotte de satin, à gauche, les garde-robières (ce sont les personnes qui habilleront Fregoli).
Au second plan, d’autres employés se tiennent prêts à établir la communication entre les loges et les coulisses après chaque scène. Ils emporteront les costumes qui ne doivent plus servir et iront les remettre à leur place. Le mécanicien, ayant un marteau passé dans la ceinture de sa courte blouse brune, un sac, l’outils au côté, veille au bon fonctionnement de tous les accessoires. Le régisseur, son sifflet aux doigts, préside à tous les mouvements, qui s’exécutent dans un silence absolu. Cependant Fregoli est prêt. Nous le voyons revenir vêtu d’un pantalon noir, d’un veston et d’un gilet gris. Il a un chapeau de haute forme également gris. Il va d’abord s’annoncer au public, se montrer avant ses transformations. En passant auprès de nous, il nous jette : Un rédacteur du Times m’a demandé un jour mon opinion sur l’art de la transformation. Rien de plus simple, ai-je répondu. Voici en quoi cela consiste : sortir par une porte et rentrer par l’autre en changeant de costume. Et ?, Et c’est tout. Vous allez voir.
Attention ! Je commence.
Les musiciens, sous la direction du chef d’orchestre de l’extraordinaire artiste, ont entamé la marche Fregoli. Les trois coups retentissent, le rideau se lève. Fregoli fait son petit boniment et il ressort pour opérer sa première transformation. A la sortie de gauche, se tiennent trois habilleurs : l’un présente une redingote, l’autre une perruque à laquelle est attaché un nez. La redingote a de larges emmanchures, de manière à glisser toute seule le long des bras. Fregoli se précipite dans les coulisses et d’un mouvement brusque, il a, tout en marchant, abattu son veston gris jusqu’au milieu de son dos. Un habilleur le lui arrache. Fregoli se retourne, passe les bras dans les manches de la redingote, puis saisit la perruque, la pose sur sa tête. Le nez de carton s’emboite sur son nez, maintenant l’équilibre de tout l’appareil.
Fregoli rentre en scène en s’assurant, d’un petit coup de main sur la nuque, que la perruque tombe bien. Le voilà transformé. L’opération a duré deux secondes. Et comme, de la coulisse, Fregoli n’a cessé de parler, le public ne s’est même pas aperçu du temps qui s’est écoulé. L’une des plus amusantes parmi les pièces du répertoire de Fregoli est la Nuit d’Amour. Fregoli est d’abord vêtu en femme de chambre, perruque et bonnet, puis en mondaine enveloppée dans une sortie de théâtre, perruque blonde et chapeau immense. La transformation demande trois secondes. Il faut dire que les vêtements sont truqués légèrement. Les robes très amples s’ouvrent dans toute leur longueur et se ferment au moyen de deux grandes agrafes, l’une au col, l’autre à la taille.
Les accessoires, comme le tablier de la bonne ou le réticule de la mondaine, sont cousus aux vêtements. Les chapeaux sont fixés aux perruques. On obtient ainsi un minimum de mouvements. Mais voici que Fregoli est poursuivi par un vieux général. Nous voyons par une porte sortir Fregoli, par l’autre entrer le vieux général. Est-il besoin de dire que les deux personnages, dont l’un est sorti et l’autre est entré, dont l’un se sauve tandis que l’autre le poursuit n’en font qu’un, et que c’est toujours Fregoli !
Dans la coulisse, il a franchi, en courant, l’espace qui sépare les deux portes et pendant le parcours, il s’est transformé. Quand on a vu Fregoli dans les coulisses, on comprend qu’il ait besoin d’un personnel nombreux et bien exercé. Chaque employé connait d’ailleurs les pièces par coeur, sait à quel moment il doit prendre tel ou tel vêtement. Aussi une pièce nouvelle exige-t-elle des répétitions multiples pour les aides de l’artiste.
Après la représentation nous abordons de nouveau Fregoli et nous lui faisons des compliments bien mérités. Mais, disons-nous, à entrer et sortir ainsi, vous devez abattre pas mal de chemin. Avez-vous fait le compte des kilomètres que vous couvrez chaque soir ? Non pas. Faisons-le ensemble, si cela vous amuse, répond Fregoli. Voyons ! Je puis, chaque soir, effectuer près de 24 kilomètres. Comme je travaille environ trois cents jours par an, je fais ainsi chaque année à pied un trajet de 7200 kilomètres. Depuis 15 ans, j’ai effectué 108000 kilomètres. Je peux donc dire hardiment que j’ai fait trois fois le tour du monde sur scène.
Trois fois le tour du monde sur scène.
Fregoli nous donne ensuite quelques chiffres qui ne manquent pas d’éloquence. Il possède 800 costumes qui mesurent en moyenne chacun 1m70. En les mettant bout à bout, on pourrait en couvrir, sur toutes ses faces, la tour Eiffel, dont le rectangle de base disparaitrait sous les 1200 perruques étalées les unes à côté des autres. Fregoli ne reçoit pas d’appointements des directeurs de théâtre chez qui il joue. Il prend trente-trois pour cent sur la recette. A l’Olympia, cela représentait 100000 francs par mois. Il paye là-dessus sa troupe et son personnel (20000 francs), ses décors et ses costumes (5000 francs). Au total 25000 francs de dépenses mensuelles. Onze lui reste donc 75000 fr. Un ministre ne gagne que 60000 francs par an ! L’impresario, qui garde à sa charge les frais de bagages, débourse des sommes considérables.
De Paris à Bordeaux, la seule ville de province qui ait vu Fregoli, le transport des colis a coûté 1400 fr. Dans la Colombie, ce prix a dépassé, une fois, 12000 francs. Le pays était en pleine insurrection. Pour le traverser, la troupe dut louer un train spécial et prendre, comme garde, un demi-régiment d’infanterie. Une autre fois, à Montevideo, une partie des bagages fut égarée. Mais Fregoli est un homme de ressources. En quelques heures, des costumes d’étoffe grossière furent improvisés et la représentation eut lieu quand même.
Pourtant, objectons-nous, si, vos costumes perdus, vous vous trouviez dans l’impossibilité d’en improviser, vos transformations deviendraient impossibles. Difficiles, tout au plus. Certes, le costume fait beaucoup, mais n’oubliez pas que l’essentiel, c’est l’expression du visage. Et Fregoli sur ce mot, dans lequel tient tout un programme, nous laisse, amusés et vaguement effrayés par cet art prodigieux de l’illusion.
A lire :
– Fregoli, sa vie et ses secrets de Jean Nohain et F. Caradec (Editions la jeune Parque, 1968).
– Les mirobolantes aventures de Fregoli de Patrick Rambaud (Editions François Bourin, 1991).
– Leopoldo Fregoli, profession : transformiste.
– Fregoli par Savary.
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