L’Almanach forain de 1773, nous révèle que : L’un des plus habiles escamoteurs qui aient paru aux foires, est sans contredit ce « joueur de gobelets » qui avait une loge à la foire Saint-Germain, vers 1770, et qui escamotait publiquement une personne de l’assemblée, homme ou femme, au gré des personnes présentes. II est à supposer, dans ce cas spécial, mais bien connu, que ce fameux escamoteur se servait d’autre chose que de ses gobelets. Si expert qu’il fut dans le maniement de la muscade, il est certain que l’empalmage ne lui était ici d’aucun secours. Nous savons assez, si paradoxal que cela puisse paraître aux yeux des profanes, qu’il est beaucoup plus facile de faire disparaître une personne que d’escamoter une simple petite boule. Il faut aussi rendre grâce à cet opérateur de nous faire savoir qu’il exécutait cet escamotage « publiquement ». On saisit parfaitement que s’il avait opéré secrètement et hors des yeux de la foule, l’expérience eût bien certainement perdu la plus grande partie de sa saveur. Mais où il faut reconnaître le talent de cet illustre inconnu, car son nom ne nous est pas transmis, c’est lorsqu’il annonce qu’il escamote indistinctement un homme ou une femme.
Plan de la Foire Saint Germain à Paris.
Reconnaissons franchement et en toute humilité, qu’à ce point de vue, nous croupissons dans le plus lamentable des statu quo, et aujourd’hui encore, où l’art de la disparition a fait de si remarquables progrès, nous sommes réduits à la plus servile imitation de ce prédécesseur. Lorsque nous voulons escamoter une personne, nous n’avons, jusqu’à présent, trouvé rien de mieux que de prendre un homme ou une femme. Avis aux inventeurs ! Quant à moi, je me récuse. Il reste bien, selon la légendaire et d’ailleurs pitoyable plaisanterie : les auvergnats, mais comme ce genre se subdivise lui-même en masculin et féminin (quoiqu’on en dise), nous tournerions dans un cercle tellement vicieux, qu’il me paraît décent de ne point le tracer davantage dans nos sévères colonnes.
Foire Saint Germain vers 1760-1765.
L’Almanach forain de 1775, toujours bien renseigné, nous parle d’un nommé JONAS, juif anglais, habile prestidigitateur, qui faisait des tours de cartes à la foire Saint Germain en 1774. Ses exercices étaient très suivis, et il était appelé souvent à donner en ville des représentations qu’il faisait payer au moins « trois louis. »
Ce copain, qui était à la fois juif, Anglais et habile prestidigitateur, et qui, de plus, s’appelait Jonas, nom déjà fameux dans les annales bibliques, paraît avoir eu entre autres habiletés, celle d’avoir su se faire rémunérer dans ce que j’appellerais les grands prix, car, trois louis à cette époque, représentaient un honorable cachet, qui, aujourd’hui encore, n’est quelquefois pas dédaigné, tout en ne constituant pas toujours, cependant, le maximum rêvé.
Mais je n’entends pas ici pénétrer les mystères d’un tarif dont l’élasticité est peu ignorée. Je saisis seulement l’occasion qui m’est offerte de noter cette particularité, qui me conduit à poser la plus intéressante des questions :
Si en 1774, le cachet courant était de trois louis, de combien doit-il être aujourd’hui ?
étant donné surtout que depuis tant d’années, déjà, j’entends constamment dire que tout augmente !
Grave question, que je laisse le soin de résoudre aux économistes de la corporation. Quant à moi, lorsqu’une question présente, comme celle-ci, une certaine difficulté de solution, je ne la résous pas du tout. Je trouve ça plus commode. Je recommande beaucoup cette méthode simplificative, dont l’emploi raisonné conduit rarement au surmenage intellectuel.
Escamoteur effectuant la disparition d’un soldat de plomb, un tour appelé Bonus genus ou le petit messager (vers 1790).
Nous voyons maintenant plus loin, ou si l’on veut, plus près, puisque c’est en 1776, un sieur RUPANO, Vénitien, qui vint s’établir sur le Pont Neuf, où il faisait l’admiration de la foule et qui, en même temps, vendait des orviétans. On voit, par ce qui précède, que l’étranger fournissait, en ce temps-là, un copieux contingent d’escamoteurs. Sans compter ceux qu’il nous fournit du reste encore aujourd’hui, si l’on en juge par les importations qui font habituellement l’ornement des music-halls et autres lieux de distractions de tout repos.
Cela prouve, une fois de plus, que nul n’est prophète en son pays. Il semble qu’on ne peut avoir quelque talent qu’après avoir franchi un certain nombre de frontières. Il est alors permis de supposer que ce talent s’accentue si l’on traverse les océans, et qu’il n’est plus possible d’en posséder davantage si l’on pousse jusqu’aux antipodes. C’est du moins l’idée qui semble dominer dans les sphères directoriales. On est ainsi assimilé au vin de Bordeaux, qui ne peut paraître sur une table vraiment digne de ce nom, qu’après une tournée plus ou moins océanique. Restons cependant pacifiques, et n’insistons pas sur ces détails dont l’amère philosophie n’échappera pas à ceux que cela concerne, ni même aux autres.
Quoiqu’il en soit, on voit que le sus-nommé RUPANO venait de Venise, pays des lanternes, que probablement, il montrait à ses admirateurs sous forme de vessies, puisque nous sommes avisés qu’à ses opérations magiques il ajoutait la vente des orviétans. Cumul d’ailleurs fréquent à cette époque, mais actuellement quelque peu tombé en désuétude. Les prestidigitateurs de notre temps ne vendent plus d’orviétans.
Quant aux marchands de panacées, ils ont renoncé à la magie, à ses pompes et à ses oeuvres, pour se livrer exclusivement à des opérations pécuniairement plus avantageuses et qui, justement à cause de cela, semblent n’avoir qu’une lointaine analogie avec la pratique de notre art. Ce n’est plus sur les ponts qu’ils font appel aux clients, mais simplement dans les colonnes des différents journaux, où cependant, et c’est le seul rapprochement que je me permettrais de faire, certaines de leurs réclames n’ont rien à envier aux plus mirifiques boniments de nos meilleurs illusionnistes.
Le Journal de Paris du 3 février 1777, nous apprend qu’un nommé PALATIN (encore un étranger sans doute) faisait des tours de magie blanche à la sempiternelle foire Saint- Germain. Cette annonce n’a en elle-même rien de bien extraordinaire. Il faisait des tours de magie blanche, et c’est tout. C’est-à-dire non ! ce n’est pas tout, et c’est là que se pose un point d’interrogation. Le Journal de Paris ajoute, sans autre commentaire : « Il présentait aussi une jeune fille. » Il est vraiment regrettable qu’on ne nous apprenne pas dans quelles conditions cette exhibition était faite. Nous restons ainsi dans une perplexité que tout le monde comprendra.
Escamoteur dans un salon public en 1782.
Je regrette vivement de ne pouvoir, à ce sujet, satisfaire aucune curiosité, à commencer par la mienne. Je ne cite ce fait, plutôt dénué d’intérêt, que par acquit de conscience et parce qu4un plus éminent historiographe a cru devoir le faire. Je me contente de noter qu’il aurait dû y mettre moins de concision. On ne présente pas comme cela une jeune fille, sans qu’il y ait au moins quelque chose autour. On peut supposer qu’indépendamment du charme de sa présence, elle faisait bien quelques expériences, très intéressantes sans doute, mais dont l’importance ne paraît pas, cependant, avoir mérité les honneurs de la postérité.
Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de n’en point parler davantage, et nous avons pour cela les plus excellentes raisons. D’autre part n’oublions pas qu’il s’agit d’une jeune personne, et n’élargissons pas plus qu’il convient le champ si vaste et si fertile des suppositions. Bornons-nous donc, puisqu’elle était présentée par PALATIN, à nous conduire envers elle en galant paladin, et parlons d’autre chose.
E. RAYNALY.
A lire :
– Paris et les escamoteurs.
– L’escamoteur.
– Rêglementation sur les escamoteurs.
– Miette, l’escamoteur du Pont-Neuf.
– Hommages aux escamoteurs.
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