On raconte, qu’un jour, dans un banquet de gastronomes, un orateur se leva au moment des toasts et fit un discours qui commençait par ces mots, assez étranges, mais empreints d’un sentiment de vérité dont l’évidence était hors de doute : « Messieurs », dit-il, « l’usage des repas remonte à la plus haute antiquité ! » Sans vouloir plagier cet honorable et si véridique orateur, je pourrais en dire autant de la Prestidigitation. Son origine se perd dans la nuit des temps et, si je ne craignais de paraître excessif, je dirais que le premier tour (un bien mauvais) a été exécuté au Paradis terrestre lorsque nos premiers parents, qui manquaient probablement de distractions, eurent la singulière et d’ailleurs déplorable idée, d’escamoter une pomme.
Cette première séance, un peu intime, a eu des conséquences assez connues pour que je me dispense de les remémorer ici. On connaît assez le succès qu’a obtenu cette première. Il a été considérable, si l’on en juge par les nombreuses représentations qui en ont été données depuis. Il est vrai qu’il n’en a pas été fait de compte-rendu spécial dans les gazettes de l’époque, attendu qu’en ce temps-là, en fait de feuilles, il n’y avait guère que celles de vigne qui fussent d’un usage courant. Comme tout cela est loin ! Ça ne nous rajeunit pas ! — Bref, on en pensera ce qu’on voudra, mais pour mon propre compte, je persiste à considérer le père Adam, comme le premier escamoteur.
Malgré les patientes recherches auxquelles je me suis livré, j’ai le regret de ne pouvoir faire remonter plus haut nos glorieuses origines et dois reconnaître que mes efforts ont été infructueux pour en trouver de plus anciennes. Je crois en tous cas que nous détenons là un record qui n’est pas banal et qu’il y a peu d’industries, d’arts ou de sciences susceptibles de se prévaloir de pareils parchemins. Je m’empresse, cependant, d’ajouter que je ne suis pas absolument intraitable à cet égard, et déclare très volontiers, que je réserve le meilleur accueil aux personnes en état de me fournir des documents, suffisamment authentiques, pour qu’ils puissent permettre d’établir la preuve d’une plus enviable antiquité.
Je me suis servi plus haut, à dessein, du mot ESCAMOTEUR parce que, autant que j’en puisse connaître, ce qualificatif est, chronologiquement, le premier qui nous ait été appliqué. Il vient certainement de loin, mais je ne veux pas davantage m’enfoncer dans le maquis de l’étymologie. Je dirai seulement que de nos jours, ce terme a plutôt cessé de plaire, surtout à notre sémillant collègue F., qui ne peut entendre prononcer le mot « escamoteur » sans tomber en pâmoison, et qui considère l’emploi de ce mot comme attentatoire à la dignité de ce qu’il appelle avec emphase : « son noble talent ! »
Sans être aussi profondément ému que notre sensitif collègue, nous devons reconnaître que le vocable incriminé, s’est beaucoup prêté et se prête encore quelquefois à des allusions d’un goût au moins douteux. Quel est, en effet, celui de nos collègues qui n’a pas, plus ou moins, été victime de cette aimable plaisanterie : « Ah ! vous êtes prestidigitateur, Monsieur ? Diable ! Il faut que je fasse attention à mes poches, alors : n’allez pas m’escamoter ma montre au moins, ou mon porte-monnaie, etc. »
II est toujours flatteur de s’entendre dire de ces choses-là, on a l’air d’avoir ainsi constamment ses mains dans les poches des autres ; c’est alors que, douloureusement affecté de cet inconvénient, apparut un sauveur.
Un amateur, évidemment distingué, comme tous les amateurs, M. Jules de Rovère, résolut de faire cesser les fâcheuses allusions résultant d’une aussi compromettante qualification. A l’aide des mots presti et digi, empruntés à la langue des Tacite et des Virgile, il confectionna le mot PRESTIDIGITATEUR, destiné à nous désigner désormais plus congrûment. La plupart des peuples ont suivi ce mouvement, dont nous pouvons être fier d’avoir été les précurseurs. L’Espagne et l’Italie se sont emparées de ce mot, en modifiant seulement la terminaison, conformément aux exigences de leur langue. L’Angleterre a conservé le mot conjurer, qui sent quelque peu le maléfice et la sorcellerie ; elle dit aussijuggler, qui signifie plutôt jongleur, dans les deux sens du mot. Mais elle ne traduit pas le mot prestidigitateur qu’elle rend, à l’occasion, par la périphrase de : Sleight of hand, c’est-à-dire, adresse de la main.
L’Allemagne se sert d’une expression qui rappelle plutôt fâcheusement le mot escamoteur. Elle appelle un prestidigitateur : Taschenspieler qui signifie quelque chose comme : joueur de poches ! N’insistons pas, d’autant plus que je n’ai pas l’intention de faire ici un cours de philologie comparée. Laissons chacun se désigner à sa guise et qu’on me pardonne cette légère digression qui, je l’espère n’amènera pas de complications diplomatiques.
J’ai cru, cependant, ne pouvoir me dispenser de dire quelques mots sur l’expression qui sert à qualifier notre honorable corporation, d’autant plus que cette expression elle même est destinée à disparaître dans un temps plus ou moins éloigné, car on a pu remarquer depuis quelques années déjà, chez nos plus éminents professeurs, une certaine tendance à changer encore une fois d’étiquette, pour se faire appeler ILLUSIONNISTES, mot, dont avec une logique non dépourvue d’opportunité, s’est précisément emparé ce journal, pour en former le plus significatif des titres.
Certes, le mot n’a rien qui puisse déplaire, son euphonisme est suffisant et sa logique satisfaisante ; il dit assez bien ce qu’il veut dire et offre en plus le précieux avantage de se prêter moins facilement à d’équivoques allusions. C’est un coup sérieux porté aux spirituelles plaisanteries sans cesse rééditées sur le mot : « escamoter » ; beaucoup de personnes y regarderont peut-être à deux fois avant de dire : « Ah ! j’espère que vous n’allez pas m’illusionner mon porte-monnaie. En présence d’un aussi précieux résultat, il m’est agréable de remercier et d’encourager ces ingénieux novateurs. »
Je crois ne pouvoir moins faire, en terminant cette petite causerie, que d’engager maintenant tous ceux que notre art intéresse, Amateurs et Professeurs, à illusionner le plus qu’il pourront, et ce, dans les meilleurs conditions possibles. Qu’ils produisent donc quantité d’illusions. Tant de personnes ont perdu les leurs que ce sera certainement pour elles un véritable plaisir, en même temps qu’une excellente occasion d’en retrouver près de nous le fascinant et agréable mirage.
E. Raynaly.
Notes de la rédaction :
Il semblerait que le mot PRESTIDIGITATEUR soit apparu en France Avant 1815, date généralement donnée, correspondant à l’apparition du mot sur les affiches du magicien Jules de Rovère. L’auteur latin Plaute décrit, quand à lui, l’existence de magiciens scéniques qu’il nomme Praestigiatores, deux siècles avant notre ére. Notre correspondant russe Oleg Stepanov a trouvé un texte daté de la fin du XVIIIe siècle dans lequel le mot PRESTIDIGITATEUR apparaît. Il s’agit d’un manuscrit intitulé Introduction au magnétisme animal écrit par le professeur P. Laurent et, au bas de la page trois, nous pouvons lire cette phrase :
« Tous ne répondent pas à son appel, ils craignent qu’un prestidigitateur exercé ne se serve d’eux pour tirer les marrons du feu, et, de peur de se brûler les droits (1), se tiennent prudemment à l’écart… »
(1) Vous avez compris qu’il y a une coquille et qu’il faut lire : « se brûler les doigts ».
Ci dessous la fiche de la BNF (Bibliothèque nationale de France) :
– Titre : Introduction au magnétisme animal, par M. P. Laurent,… suivie des principaux aphorismes du docteur Mesmer…
– Auteur : Laurent, P. (17.. ?-18.. ; professeur)
– Éditeur : Lange-Lévy ([Paris])
– Date d’édition : 1785-1795
– Langue : monographie imprimée
– Langue : Français
– Format : 23 p. ; in-8
– Format : application/pdf
– Droits : domaine public
– Identifiant : http://gallica2.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k74596m
– Source : Bibliothèque nationale de France, 8-Tb63-21
– Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark :/12148/cb307518451/description
– Provenance : bnf.fr
– Description : Comprend : Aphorismes du docteur Mesmer
– Thématique : Médecine
Comme on peut le constater, ce texte étant situé entre 1785 et 1795, le mot est bien antérieur au XIXe siècle. Si le mot digitus, i., veut bien dire « doigt » en latin, le mot presti n’existe pas dans cette langue ; c’est de l’italien. « Preste » se traduisant plutôt par agilus.
Extrait du Gaffiot (Dictionnaire Latin-Français) :
– Praestigia, ae, f., jonglerie.
– Praestigiae, arum, f., fantasmagories, illusions, prestiges, jongleries, tours de passe-passe, artifices, détours.
– Praestigiator, oris, m. escamoteur, charlatan, imposteur.
– Praestigiatrix, icis, f., trompeuse.
– Praestigio, are, tr., faire des tours de passe-passe.
– Praestigiosus, a, um, qui fait illusion trompeur.
Lettre d’un lecteur
Je suis passionné par les questions d’étymologie autour de notre discipline. J’ai de mon côté assidument recherché – en vain – des occurrences pré-Rovère du mot « prestidigitateur ». Quand j’ai lu sur Artefake qu’une occurrence de « prestidigitateur » avait été trouvée avant Jules de Rovère, j’ai été le premier ravi… mais je pense qu’elle est fausse. L’ouvrage que vous citez, L’Introduction au magnétisme animal, ne date pas de la fin du XVIIIe comme l’indique (avec un flou artistique de dix ans qui donne la puce à l’oreille) la BNF. On peut relever plusieurs anachronismes :
– L’ouvrage cité par M. P. Laurent en première page, « l’Exposé par ordre alphabétique des cures opérées… », date de 1826.
– Il parle du « fameux chimiste Davy » (p. 7) qui n’est en fait né qu’en 1778. Si la date de la BNF était vraie, Davy aurait été fameux de façon précoce, entre 7 et 17 ans.
– De même pour Humboldt, né en 1769 qui semble bien savant pour quelqu’un de 16 à 26 ans.
– Tout cela se discute, mais en revanche ce qui est en note de la huitième page ne se discute plus vraiment : M. Laurent cite un ouvrage avec sa date de publication : Consolation in Travels, London 1830. En bref, l’ouvrage du bon M. P. Laurent est postérieur à 1830, donc à Jules de Rovère. Retour à la case départ !
Avant 1815, il y a beaucoup de « prestigiateurs », mais pas encore de « prestidigitateurs » ! J’adhère totalement à la philosophie selon laquelle quelque chose ne devrait être réputé comme avoir été inventé qu’à partir du moment où il y en a une trace écrite et datée, et qu’il ne faut pas se fier aux « on dit » et « j’ai présenté cette technique en 1926… mais je ne l’ai publié que 50 ans plus tard ». Par conséquent, j’attends avec impatience d’avoir une preuve formelle pour déclarer que le mot existait avant 1815. En revanche, je dois vous avouer que je n’ai encore jamais vu la fameuse affiche de Jules de Rovère… donc je ne devrais pas non plus m’y fier !
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