Les générations actuelles n’ont pas connu Chung Ling Soo. Celles d’avant 1914 ne l’ont pas oublié. Je vois encore son affichage monstre sur les murs de Paris, en 1912.
Chung Ling Soo, de son vrai nom Will Robinson*, est né à New-York City en 1861 et sa mort a toujours été une énigme ; accident, assassinat ou suicide ? (*Ndlr : William Ellsworth Robinson, 1861 – 1918)
Un Magicien américain, Fulton Oursler, par la voie de Conjurons Magazine a soulevé le voile de ce mystère. Sélection, du Reader’s Digest de mai 1947 ayant reproduit les traits principaux de l’article de Fulton Oursler, nous en extrayons quelques passages qui serviront à l’histoire de la Magie.
L’enquête conclut à une « mort accidentelle », et Scotland Yard classa l’affaire. Cependant, Chung Ling Soo, en exécutant le tour de « l’Homme invulnérable » qui provoqua sa mort, n’avait pas été victime d’un accident.
Merveilleusement maquillé et costumé en Fils du Ciel, Will Robinson était devenu Chung Ling Soo, l’idole du public. …« Mais, nous dit Fulton Oursler, la TENTATION apparut bientôt dans le paradis de l’imposteur.
Il remarqua qu’une femme brune, de grande distinction, ne manquait pas d’assister à toutes ses représentations et prenait toujours place dans la même loge. Il s’aperçut aussi qu’elle ne dissimulait pas son admiration pour lui. Le Magicien envoya des roses à la belle inconnue, qui répondit le lendemain par un billet parfumé.
Avant longtemps, il fut invité chez elle, dans le quartier élégant de Hampstead Heath. Après un souper de plats chinois délicatement choisis, ils devinrent très bons amis. Elle s’appelait Estelle.
Chung était absolument sûr que son aventure amoureuse n’avait pas été remarquée. Mais un soir, il trouve un billet anonyme sur la coiffeuse de sa loge. « Combien de temps croyez vous tromper impunément votre femme ? N’oubliez pas que dans le tour où vous attrapez les balles, c’est elle qui charge les armes. »
Évidemment, c’était absurde, Suce Seen lui souriait toujours aussi amoureusement. A moins que…
Chaque fois qu’il accomplissait l’illusion de la « cible vivante », Chung se souvenait du billet.
Etait-il vrai que le petit visage de Suce paraissait de plus en plus sévère à chaque représentation ?
Ce doute lui porta sur les nerfs. Un jour, il dit à sa compagne qu’il avait l’intention de supprimer cette attraction. Suce Seen se mit à rire et lui demanda s’il vieillissait. Il jura alors qu’il n’abandonnerait jamais ce tour.
Son esprit travaillait. Pourquoi continuer à vivre ainsi ? Il demanda à Estelle de partir avec lui.
Alors, à son intense stupéfaction, celle-ci lui répondit :
— Vous épouser » Non, Chung. Je n’épouserai qu’un de mes compatriotes, un Américain. Pendant un instant, Chung hésita. Puis les mots lui échappèrent :
— Mais je suis Américain, moi aussi. Je vous le prouverai. Le lendemain, habillé à l’occidentale, il se rendit en auto chez la belle.
— Maintenant me croirez-vous ? s’écria-t-il. Elle le regarda, abasourdie. Qu’était devenue la silhouette étrange, pleine de distinction, de l’Oriental ? Estelle avait devant elle un homme vulgaire, mal à l’aise dans un costume inattendu, bafouillant presque et parlant d’une voix commune.
Deux jours après, Chung reçut une lettre : Estelle lui apprenait son mariage avec un de ses vieux amis de Toledo, dans l’Ohio.
Pendant longtemps il resta anéanti, assis sur sa chaise. Puis il se dirigea lentement chez son ami Will Goldston qui fabriquait des accessoires de prestidigitation. Plein de tristesse, il lui confessa son tourment.
— C’est comme s’il y avait deux hommes en moi, et deux hommes qui se haïssent mutuellement. L’un veut une femme qu’il ne peut avoir, l’autre a peur de la sienne. Je ne peux trouver la paix.
— Que vas-tu faire?
— Je n’en sais rien.
Ce soir-là, Goldston, très inquiet, se rendit pendant l’entracte dans la loge de son ami. Costumé pour son numéro, l’acteur tenait un fusil dont il allait bientôt se servir dans son tour le plus spectaculaire.
— Je te demande de ne pas faire ce soir ton numéro de la cible vivante, lui dit Goldston.
— C’est la dernière fois que je le fais, promit Chung qui regarda sa montre avec tristesse. Il était presque huit heures. Sur la scène ornée de draperies et de dorures se trouvaient des coffres en bois laqué et des écrans de soie rouge.
Tout à coup, jaillissent une flamme bleue et une fumée argentée. Le Maître du mystère est là. De ses poings fermés s’écoule un torrent de rubans multicolores.
Ils se transforment en pavillons de guerre, puis ces drapeaux laissent échapper des colombes blanches. Le magicien s’empare ensuite d’une écharpe très mince. Il l’agite dans tous les sens et tire de ses plis un énorme bocal de cristal rempli d’eau où nagent des poissons rouges.
Trois mots magiques et le bocal devient un pot d’où fuse un feu de Bengale. Une femme menue, à la peau dorée, la frêle Suce Seen, flotte au-dessus de la flamme. Elle a les yeux clos et rêve dans le vide tandis que des aides passent des cerceaux rigides autour de son corps en lévitation. Ils vont ensuite montrer ces accessoires aux spectateurs pour que ceux-ci se rendent bien compte par eux-mêmes qu’aucun fil ne soutient la jeune femme. Puis, tout à coup, la scène se vide, un jeune interprète s’avance en paradant, revêtu d’un pyjama vert :
— Maintenant, nous montrer comment, une fois, Chung Ling Soo fut pas tué par bandits. Voulons trois, quatre gentlemen venir et tirer sur Chung Ling Soo.
Quatre spectateurs, qui ne sont pas des compères, montent sur la scène. A d’autres, on demande d’examiner les cartouches et Suce Seen charge ensuite les fusils qu’elle remet aux acteurs bénévoles
Aux accents d’une musique lente et mystérieuse, quatre coolies amènent Chung sur la scène, dans une chaise à porteurs en ébène. Le grand magicien en sort, il porte dans sa main droite un plateau métallique. On avait vu, plus de cent fois, après la fusillade, les balles crachées par Chung tomber dans ce plateau.
Chung se place d’un côté de la scène, fait un signe. Les hommes mettent en joue.
— Feu !
La fusillade crépite. Chung Ling Soo écarte les bras, chancelle et tombe. Toute la salle a le fou-rire. « Un nouveau gag », pensent-ils. Jamais acteur n’a jamais mieux fait le mort. Ils acclament Chung et applaudissent à tout rompre, tandisque le rideau tombe précipitamment. Dans la coulisse, le magicien
gît inanimé dans les bras de l’innocente Suce Seen. Une plaie béante troue la poitrine de Chung.
Dans une déclaration publique, le fameux prestidigitateur américain Houdini expliqua le truc du fusil. Normalement, les balles ne quittaient pas l’arme. L’acteur avait d’autres balles dans la bouche qu’il rejetait après avoir été « fusillé ». Cette fois, l’un des fusils n’avait pas dû fonctionner normalement.
Mais Goldston, qui vit l’une des armes dans la loge de Chung, constata que l’acteur lui-même avait déréglé le mécanisme de sécurité. Ce qui se passa ensuite sur la scène confirma son hypothèse. Par mesure de précaution supplémentaire, Chung avait l’habitude, quand il faisait ce tour, de se
protéger la poitrine avec son plateau. Ce soir-là, quand il commanda le feu, il laissa retomber son bras. Sans quoi, le plateau blindé l’aurait sauvé.
Chung Ling Soo ne voulut pas qu’il en fût ainsi. Il fut tué sur scène par son autre moi-même, dévoré de jalousie. L’assassin et la victime tombèrent ensemble dans un seul et même corps.
A lire :
– CHUNG LING SOO : Extrait de L’Illusionniste, Vol. 7, N° 81 de septembre 1908.
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