J’ouvre ici une parenthèse et prends la liberté de laisser un instant les anciens de côté pour offrir aux lecteurs un intermède, que j’ose qualifier de comique, et dont les éléments me seront fournis par une de nos « célébrités » modernes.
J’ai vu bien des programmes, bien des prospectus plus ou moins bizarres, mais aucun n’a atteint cette intensité de prétention, exprimée avec une telle surabondance de termes laudatifs et un aussi grand mépris de la forme, je ne dirais pas littéraire, mais simplement grammaticale. Je ne veux pas dire par là que tout prestidigitateur doit être doublé d’un lexicologue, mais au moins, lorsqu’on se mêle de rédiger des programmes, naturellement destinés à la publicité, doit-on, dans son propre intérêt, s’efforcer de le faire de façon à ne point prêter à rire. A ce dernier point de vue, notre homme y met une complaisance qui frise la générosité. Je ne sais si ses séances sont réellement amusantes, mais à la seule lecture de ses annonces, il y a de quoi rire et s’amuser en société.
Je sais qu’il est d’usage d’employer des expressions aussi suggestives et métaphoriques que possible pour servir de titres aux expériences. Il y a même, sans aucune idée de sérieuse critique, d’amusantes réflexions à faire à ce sujet. Nous sommes loin de la naïveté des annonces du Paysan de Nort-Hollande qui, si il avait fait le sac aux œufs, aurait probablement dit : « II prend un sac. le tourne en tous les sens pour montrer qu’il est vide, et en fait sortir des œufs ». Aujourd’hui ce tour figure sous les différents titres de : La Poule invisible, ou bien, la Pondeuse artificielle, que je ne donne point comme modèles. On dit aussi : La Magie au XVIIème siècle, titre il est vrai très élastique, mais que je préfère aux précédents. Parfois l’exagération est prodigieuse. J’ai vu le simple emploi, dans un tour, d’une pièce de cinq francs, devenir grâce à l’affiche : Un voyage au Temple de Plutus, ou encore : Les sources aurifères du Pactole ! termes souvent employés aussi pour la chasse aux pièces qui devient à l’occasion : la Pluie d’or, le Rêve d’un avare, le Banquier invisible, l’Art de faire fortune, les Millions de l’espace, etc. etc.
Parfois, il suffit de changer une montre en pomme de terre, pour que cela s’intitule : « Une transformation éblouissante ». Puis nous avons des titres comme ceux-ci : « Voyage mystérieux dans les sphères sidérales » (en ballon alors) ou bien : « Regard jeté dans l’infini des mondes invisibles ! » Ça c’est trouvé, et ce doit être vraiment intéressant de pouvoir jeter un regard dans quelque chose qui ne se voit pas.
J’ai connu un excellent copain qui se faisait appeler : le célèbre Trismégiste Un tel, et comme je lui demandai un jour l’exacte signification de ce terme, il m’avoua ingénument qu’il ne le savait pas. Je lui aurais bien expliqué, mais je n’étais guère plus calé que lui à cet égard. Ce n’est qu’après renseignements pris, que j’ai su que cela voulait dire : «Trois fois très grand », excusez du peu. Or le camarade était petit de taille, et son talent, sans être inférieur, ne répondait pas exactement à cette glorieuse dénomination. Il allait jusqu’à trouver que : « Séance de Prestidigitation » était banal et il préférait annoncer qu’il offrait une « Solennité Thaumaturgique.»
On voit combien tout cela s’écarte de la naïve simplicité du Paysan de Nort-Hollande, qui disait carrément qu’il faisait un tour très curieux avec une oie. A moins d’en être une soi-même, on savait a quoi s’en tenir, ou à peu près. De nos jours, un moderne aurait intitulé cela : « Un souvenir du Capitole » ou « les héros de l’Antiquité ». Dans une collection d’affiches, j’ai copié celle d’un certain professeur Anderson, qui à la date du 2 octobre 1854, annonce sa représentation avec les titres suivants :
– 1. Mélanges variés ;
– 2. Le lit de repos des anges ;
– 3. La carafe de Cagliostro ;
– 4. Le poisson de l’encre ;
– 5. La cloche des fantômes ;
– 6. Clairvoyance sans exemple;
– 7. Le chasseur de montres ;
– 8. L’eau fait les oiseaux ;
– 9. Le chapeau confiseur ;
– 10. Le parapluie des foulards ;
– 11. Le lavoir magique;
– 12. La disparition de quelqu’un !
Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’ai respecté la rédaction. Tout cela est absolument sic. Je trouve le numéro 1 commode et élastique. Quand au numéro 2, c’est la première fois que je vois figurer un lit dans un tour. Je laisse le lecteur faire lui même les commentaires, qui lui seront suggérés par ces différents titres, qui ne dénotent pas, de la part de leur auteur, une grande fertilité d’imagination, ni une remarquable élégance de rédaction ; ce n’est pas son « Lavoir magique », qui atténuera mon appréciation.
Comme titre élégant, très employé d’ailleurs j’aime assez « Une fête à Venise », au moins cela dit quelque chose. Le spectateur alléché, voit déjà des palais embrasés, de brillants canaux et des gondoles étincelant de mille feux. Seulement quand il voit que cela se résume en une demi-douzaine de lanternes en papier sortant plus ou moins facilement d’un vague chapeau et dont, quelquefois, une ou deux ont oublié de s’allumer en route, il trouve le spectacle moins vénitien qu’il le supposait tout d’abord, et se demande si cela vaut réellement qu’il se gondole. Mais s’il fallait toujours s’inquiéter des exigences parfois indiscrètes des spectateurs, ça n’en finirais plus, ils doivent encore s’estimer bien heureux qu’on les tolère dans la salle.
La critique est aisée, dira-t-on, j’en conviens et reconnais qu’il est beaucoup plus facile de plaisanter un mauvais programme que d’en composer un bon. Je le sais mieux que personne, ayant toujours été moi-même très embarrassé pour trouver des expressions à peu près d’équerre. A titre de simple amusement, je rédige le programme suivant dont on appréciera l’élasticité :
– Prestige Magique
– L’impossible réalisé
– De fil en aiguille
– La nouvelle surprise
– De Charybde en Scylla
– Le problème insoluble
– Transmutation Cabalistique
– Le voyage mystérieux
– Nec plus ultra
– Le dernière merveille
– De plus en plus fort
– Le triomphe de l’adresse.
Avec un tel programme, on peut faire tout ce qu’on veut. C’est très commode. Personne n’y comprend rien, ni moi non plus. Aussi je ne le donne pas comme modèle, n’ayant nullement la prétention de donner ici des conseils qui ne seraient peut-être pas suivis. N’importe, j’aime encore mieux « Une Fête à Venise » ou, par exemple « La Naissance des Fleurs ». qui sont des titres élégants, que « Le Chapeau Confiseur » ou ce Le Parapluie des Foulards », du sieur Anderson, cité plus haut
Mais ce n’est pas à ce dernier que je fais allusion au début de cette causerie. Il s’agit d’un type plus moderne, puisqu’il exerce actuellement encore sa magique profession, en même temps que ses étourdissantes facultés de rédaction, où la niaiserie le dispute à l’outrecuidance.
Ce fameux thaumaturge s’intitule modestement : Le professeur (naturellement) M. E. de Verli. La plus grande célébrité de notre époque ! Royal illusionniste. — Physicien des princes. Breveté de S. M. Léopold II, roi des Belges. Ex-opérateur du Théâtre Robert-Houdin (?). Inventeur de la « Malle des Indes (??)» etc., etc.
Naturellement, il va-t-en ville, et nous fait même savoir qu’il donne des séances particulières dans les maisons privées. Où le toupet de M. E. de Verli prend surtout des proportions fantastiques, c’est quand il proclame qu’il a eu de grands succès à l’Eden et aux Folies-Bergère et surtout au Théâtre Robert-Houdin, où il aurait donné cent représentations. Il est bien étonnant qu’étant précisément au Théâtre Robert-Houdin à l’époque dont il parle, je ne me souvienne pas du tout l’y avoir vu. Ce n’est vraiment pas la peine de faire de la mnémotechnie pour avoir si peu de mémoire et ne pas me souvenir, même d’une seule de ces cent représentations. Comment se fait-il qu’un événement aussi sensationnel ait laissé si peu de traces. Cela n’empêche pas M. de Verli de reproduire des extraits de journaux parisiens, rédigés de façon à faire douter de leur authenticité. Un rédacteur dit : « qu’il écarquille les yeux », un autre constate des « félicitations de bon goût » et des applaudissements chaleureux « à certains moments », sans compter qu’au Théâtre du Châtelet, quatre mille personnes l’auraient rappelé huit fois. Jamais je ne me consolerai de n’avoir point vu un tel spectacle. C’est probablement en raison de ses succès, que M. E. de Verli imprime la suivante devise en tète de ses programmes : « II n’y a qu’un Robert-Houdin. et de Verli est son prophète. »
Il faut savoir gré à M. de Verli, de vouloir bien condescendre à placer Robert-Houdin au-dessus de lui. Il est vrai que partout ailleurs ses efforts tendent à démontrer qu’il n’y a qu’un E. de Verli, ce qui nous parait bien suffisant. M. E. de Verli est (naturellement) le roi des prestidigitateurs. Lui seul fait ce que nul autre ne peut faire et chacun de ses tours est un chef-d’œuvre de son invention. Il a des tourterelles savantes qui « exécutent » des messages. Son programme est un programme monstre (oh ! combien). Avec lui, le cadre aux cartes devient : « La cartomancie reproduite par la force de l’intelligence ! »
Tout cela n’est, après tout, qu’amphigouri et vantardise, mais où M. E. de Verli devient coupable, c’est quand il « débine » ses collègues, ainsi que leurs trucs. A propos de la « Malle des Indes », il dit textuellement ce qui suit, dans un langage qui démontre le peu de cas qu’il fait de la plus élémentaire syntaxe :
« …………………………………………………………………..un enfant de dix ans peut exécuter de semblables blagues.»
Ceci se passe de commentaires. Je ferai seulement remarquer à M. E. de Verli, qu’employer le mot « blagues » sur un programme destiné à être envoyé à des princes, est peut-être un peu risqué.
Voilà, en tous cas, comment M. de Verli comprend la loyauté dans la concurrence. Mais, à mon grand regret, l’espace me manque pour faire briller ici toutes les perles de ce fantastique écrin, pour la présentation desquelles un volume suffirait à peine. Il est temps de tirer le bouquet, que dis-je, les bouquets de ce singulier feu d’artifice.
Dans un programme portant la date de 1900, M. E. de Verli proclame qu’il a quarante ans de succès. Dans un autre programme, car j’en ai des tas, au sujet d’une intéressante interview dont il aurait été le précieux objet, il nous fait savoir qu’il est né en 1846, ce qui, en 1900, lui donne cinquante-quatre ans d’âge. Il aurait donc commencé à avoir des succès à l’âge de quatorze ans. Ce serait déjà fort joli, mais M. E. de Verli ne se contente pas de cela. Dans ce même programme, daté de 1900, il nous affirme qu’il a plus de vingt mille certificats, je dis vingt mille, ce qui suppose naturellement vingt mille séances. Or, en admettant, sans ergoter sur la possibilité du fait, qu’il ait donné sans la moindre interruption et exactement une séance chaque jour, il lui aurait fallu pour cela, cinquante-quatre ans, neuf mois et quelques jours, mettons cinquante-cinq ans pour faire un compte rond, ce que nous pouvons nous permettre, puisqu’il a plus de vingt mille certificats. Cela ferait d’abord un certificat et une fraction de certificat par séance, et démontrerait en outre que M. E. de Verli a commencé à avoir des succès et des certificats, environ un an avant sa naissance.
Voilà un exemple de précocité qui n’est pas banal. Il ne s’est pas encore présenté dans la corporation, et M. E. de Verli peut se flatter de détenir là un record qui ne lui sera disputé par personne. De plus, M. E. de Verli nous avise qu’il envoie tous les ans, cent mille programmes, et qu’il est le seul qui fasse cela. Il est du reste le seul en tout ce qu’il fait. C’est une consolation pour nous de savoir qu’il n’en existe pas un autre de son acabit. Il y a encore une petite remarque assez curieuse à faire, c’est que, dans le même programme, il annonce en haut de la page : trente-quatre ans de succès, et quarante ans, au bas de la même page. Il n’est pas fixé. quoi. Il a bien fait de rectifier, autrement cela faisait une différence de six années, pendant lesquelles il n’aurait pas eu de succès, ce qui est bien improbable pour un trismégiste de cette envergure.
Mais je m’aperçois que j’empiète peut-être beaucoup sur l’espace qui m’est habituellement dévolu. Il est temps de lancer le dernier bouquet. Je ne saurais trop recommander de lire cette pièce avec une attention soutenue et d’en peser chaque expression au plus sensible des trébuchets, afin de ne laisser échapper aucune des beautés contenues dans ce remarquable spécimen de charabia franco-belge. Tout cela est, bien entendu, tout ce qu’il y a de plus sic. On n’invente pas ces choses-là. J’aurais voulu souligner certaines phrases ou certaines expressions de ce style lapidaire, mais j’y renonce. C’est beau d’un bout à l’autre.
AVIS A LA SOCIÉTÉ
« Le célèbre prestidigitateur E. de Verli, professeur décoré, prie la haute société de vouloir bien ne pas le confondre avec ces vulgaires faiseurs de tours, qui se disent prestidigitateurs-physiciens, qui, par de fausses réclames et des affiches mensongères, n’exécutent que des plaisanteries d’expériences; ils appellent cela faire des merveilles du XIXème siècle, des expériences usées depuis leurs débuts; après tout, où est le progrès chez ces exploiteurs ? Ils ne savent le démontrer. La jalousie de mon grand succès, toujours croissant dans l’Europe entière, les poussent à me blâmer. Ces charlatans saltimbanques, ou plutôt ces faiseurs de tours de cartes, induisent le public en erreur, j’en tiens des preuves par écrit où ils ont été de passage. J’ose me dire LE SEUL, le roi des prestidigitateurs, surnommé à juste titre : LE SORCIER DU NORD. Je suis le SEUL qui laisse des souvenirs agréables aux familles, de mes expériences hors ligne ; le seul qui reçoit ce journellement les visites des hommes les plus éminents du monde savant, le seul spécialement autorisé pour les grandes soirées théâtrales, cercles, collèges et pensionnats. Mes éléments hors ligne, mes automates célèbres, qui ont fait l’admiration des hommes les plus expérimentés de la terre, mon répertoire nouveau et inépuisable, ont fait preuve de mon savoir faire.
RECONNU comme PREMIER PRESTIDIGITATEUR BELGE et, pour ma FIERTÉ D’ARTISTE, j’ose me répandre comme une célébrité de notre époque ; les membres de la Presse ne m’ont jugé que trop souvent et m’ont proclamé le NEC PLUS ULTRA de la magie ou le prestige souverain. Ma modestie (!) m’empêche d’être plus élaboré, car l’énumération de mes succès toujours croissants remplirait des volumes sans nombre. C’est égal, quand un prince reçoit un programme comme ça, il ne doit pas s’embêter. Ni moi non plus.
E. RAYNALY.