D’après le film The Navigator de Donald Crisp et Buster Keaton. Conception, mise en scène et scénographie : Mathieu Bauer. Collaboration artistique et composition : Sylvain Cartigny. Texte : Stéphane Goudet. Dramaturgie : Thomas Pondevie. Création costumes : Nathalie Saulnier. Création lumières : Xavier Lescat et Alain Larue. Création son : Dominique Bataille et Alexis Pawlak. Montage vidéo et régie générale : Florent Fouquet. Avec : Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny, Stéphane Goudet, Arthur Sidoroff, Lawrence Williams.
Enfin, dans une rentrée assez grise, un bon spectacle ! Et avec un public assez jeune – cela fait du bien – qui a longuement applaudi ce ciné-concert très maîtrisé, imaginé par Mathieu Bauer qui est ici à la batterie avec deux autres musiciens : Sylvain Cratigny et Lawrence Williams (aussi récitant). Accompagnés par Arthur Sidoroff, circassien et Stéphane Goudet, conférencier. Les cinq complices réussissent à nous embarquer dans cette Croisière du Navigator, une aventure aussi folle qu’invraisemblable et d’une rare poésie… réalisée en 1924 par l’immense Buster Keaton et Donald Crisp. Ce film muet, chef-d’œuvre absolu a comme unique – ou presque – lieu d’action, un bateau qu’il avait loué et qui avait servi cinq plus tôt pour expulser 250 résidents étrangers vers la Finlande, dans un accès anti-communiste des Etats-Unis en 1919…
Début un peu lent mais magnifique d’absurdité : Rollo Treadway, un très riche jeune homme se fait emmener en voiture par son chauffeur… pour traverser la rue et offrir un bouquet à celle qui habite juste en face de chez lui. Il l’aime et voudrait l’épouser mais elle refuse net. Il s’en va alors mais très vite, elle regrette son refus. Puis, ils vont se retrouver tous les deux, absolument seuls sur un paquebot abandonné allant à la dérive. Ici, plus de domestiques ni de belle maison et ces riches jeunes gens n’ont pas le moindre sens pratique. Ils ne sont jamais entrés dans une cuisine et ne savent même pas préparer le repas le plus simple. Et Rollo/Buster a une façon bien à lui d’utiliser un outil pour un autre usage, en allant tout droit à la catastrophe quand, par exemple, il réussit, tant bien que mal, à ouvrir une boîte de conserves. Question absolue de survie : il leur faudra faire avec ce qu’il y a à bord, au prix de nombreux dérapages, source infinie de gags, tous sans exception remarquables. Un bateau les croisera mais, comme pour appeler au secours, ils ont hissé le mauvais drapeau, il continuera sa route !
Leur paquebot à la dérive finit par arriver près d’une île où une foule d’indigènes en colère kidnappe la jeune femme. Rollo arrivera cependant à la récupérer après avoir enfilé avec difficulté un scaphandre et frisé la noyade – une séquence tout à fait étonnante – quand les indigènes arriveront à envahir par centaines le paquebot. Mais tout finira bien grâce à un sous-marin qui les sauvera de ces méchants indigènes. La moindre séquence est réalisée avec une précision et un art du burlesque merveilleux fondé sur des situations invraisemblables. Mais Buster Keaton arrive à les rendre crédibles et poétiques, voire émouvantes et teintées d’une certaine mélancolie. Rolllo Treadway a sans cesse des rapports difficiles avec les objets du quotidien, que ce soit dans la soute, dans sa cabine, sur le pont ou dans la cuisine. Il apparait sans cesse comme un être démuni mais arrive quand même à toucher le cœur de sa Betsy ; magnifiquement interprétée par Kathryn McGuire.
« Je suis depuis toujours émerveillé par cette figure de l’homme que l’on a surnommé l’homme qui ne rit jamais, dit Mathieu Bauer (…) Sous-tendant en permanence les rapports difficiles de l’homme face aux objets, face à l’espace et face à l’autre, il décline et fait évoluer son personnage dans ce monde totalement parallèle qu’il invente face à l’adversité, et qui devient source d’une multitude de gags. (…) J’aimerais par ce ciné-concert singulier, à mi-chemin entre la performance, la conférence et le concert, rendre hommage à ce génie. »
Mission accomplie. Côté cour, une bouche d’aération d’un bateau. Arthur Sidoroff en sortira pour aller se balader en funambule aguerri sur un câble tendu, sans doute un clin d’œil au Buster Keaton excellent acrobate, capable de réussir à marcher sur un pont couvert d’eau comme ici, ou de circuler sur un train en marche dans Le Mécano de la Générale. Sur le plateau, rien qu’un long et étroit praticable noir et un cadre tout aussi noir pour la projection du film. A cour, une tablette avec un bouquet de roses rouges pour un conférencier qui commentera quelques séquences du film. Dans la fosse d’orchestre, Mathieu Bauer aux percussions avec ses deux complices aux synthé, trompette, saxos, dont l’un est aussi récitant et « acteur » de certaines répliques de ce film muet, sous-titré en français. Vraiment, de la belle ouvrage finement réalisée et sans aucun accroc. Côté bémols : la musique est parfois trop amplifiée et couvre la parole du conférencier mais ce spectacle, intelligent et fin, est un hommage à la fois filmique – mention spéciale au montage vidéo de Florent Fouquet – et théâtral, à ce créateur génial, maintenant unanimement reconnu dans le monde entier. A la fin de sa vie, Keaton collabora avec Samuel Beckett pour un court-métrage muet d’une vingtaine de minutes réalisé par Alan Schneider en 1965. Mais il finit, rejeté par Hollywood, assez oublié, dans l’alcool et la pauvreté…
A lire :
– Buster Keaton de Marcial Di Fonzo Bo et Élise Vigier.
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