Bien joué, bien payé, voici votre argent, monsieur.
C’est ce qu’on entend, c’est ce que veulent faire entendre aux dupes qu’ils espèrent, les professionnels du bonneteau opérant sur le traditionnel parapluie noir, devant quelques curieux égarés dans les ruelles du Marché aux Puces ou aux alentours des hippodromes, devant les incorrigibles naïfs du turf.
Car, si bizarre que la chose puisse paraître, le bonneteau que d’aucuns tiennent pour un art, et pour une escroquerie pure et simple, les magistrats de la correctionnelle, le bonneteau, dis-je, à ses habitudes.
Imaginerait-on une escouade de gangsters revenant trois fois par semaine effectuer quelque coup de main dans des lieux où elle est connue ? Le bonneteau, lui, a toutes les impudences. Traqué, poursuivi, condamné, il ne cesse point de venir chercher de nouvelles victimes aux endroits mêmes où on l’a toujours vu : à savoir, comme je l’indiquais plus haut, aux abords d’Auteuil et de Saint-Cloud, les jours d courses et plus souvent encore en plein marché aux Puces, à cent mètres de la porte de Clignancourt, dans la calamiteuse rue Vadé, si bien nommée par un juste hommage au plus fameux des auteurs poissards.
Je ne sais quelle définition M. Larousse et l’Académie donnent du bonneteau dans leurs œuvres complètes. J’espère, pour leur réputation, qu’ils n’avancent point que le bonneteau est un jeu de hasard : l’erreur serait par trop grossière, et ces messieurs ont passé l’âge où la naïveté appelle l’indulgence. Le bonneteau n’est pas un jeu et le hasard en est absent. C’est, pour ceux qui consentent à y risquer leurs billets, une manière de religion : car il faut alors avoir la foi. Pour les autres, pour ses « prêtres » le bonneteau, qu’ils nomment familièrement bonnet n’est qu’un travail.
J’ajouterai même : un travail d’équipe.
Le plus modeste bonneteau occupe aisément six travailleurs. La victime, soulagée d’un ou deux billets, peut bien ne connaître que le teneur de cartes et preneur de paris – en terme de métier : le tapeur. Il n’en reste pas moins que tout tapeur qui se respecte utilise à la fois trois compères, les barons et deux sentinelles, les gâffes.
Quel audacieux, conscient de la puissance d’une telle société anonyme de six personnes aussi aptes à courir qu’à décocher un swing. Oserait encore aventurer un bon argent sur les cartes que manipule sans relâche une sorte d’artiste aux doigts furtifs ?
Voici le parapluie ouvert, sa poignée posée contre terre et sa silésienne noire déployée sous les mains du tapeur qui brandissent les trois cartes attendues. Trois cartes seulement : deux rouges de même valeur, deux quatre de carreau par exemple, et une noire.
– Attention, messieurs-dames, ce sont les rouges qui perdent la noire qui gagne… Regardez, le quatre de carreau. Je place ici (sur le parapluie qui sert d’éventaire) ce quatre de carreau qui perd.
– Restent un autre quatre de carreau et une noire, que le tapeur montre complaisamment à l’assistance où quelques badauds imprudents sont venus se mêler aux barons. Le bonneteur, tenant toujours dans sa main levée les deux cartes dont les couleurs sont tournées vers le public, place ostensiblement le quatre de carreau derrière la carte noire et les pose ensuite sur le parapluie, la noire à droite du premier quatre rouge et le second quatre rouge à droite de la noire. Les trois cartes alignées ne présentent plus aux yeux des curieux que le petit quadrillage d’un revers uniforme, qui ne permet pas de les distinguer. Mais les manœuvres du tapeur ont jusqu’à présent été si banales, si enfantines, qu’aucun assistant ne peut ignorer que la carte noire est pour le moment celle du milieu, entre les deux quatre.
Ce sont les rouges qui perdent et la noire qui gagne, répète le tapeur.
Ne serait-il pas temps de risquer quelque argent, – si l’on peut appeler risque la certitude où l’on est de pouvoir miser sur la bonne carte et de voir rembourser par deux cents francs les cents francs que l’on aura placés sur elle ? L’opération paraît si assurée que personne n’ose encore la tenter. Pourtant, un parieur se décide, un personnage du genre dessalé et que les hasards du bonneteau ne semblent pas intimider. C’est un baron dont le rôle commence :
– Cents francs sur la carte du milieu, dit-il posément au tapeur.
– L’argent en main, monsieur, riposte celui-ci en couvrant la carte.
Le baron soutient son pari et tend au bonneteau les cents francs réclamés. La carte retournée aussitôt est bien la noire. C’est gagné.
– Bien joué, bien payé. Voici vos deux cents francs, monsieur.
Le baron a ouvert le jeu. Il faut maintenant presser la cadence. Le pari gagné par cet assistant dont le pauvre trèpe (ou le public, si vous préférez) ne soupçonne pas la connivence, constitue la meilleure des publicités. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, et le battre d’autant plus fort que les gâffes n’ont repéré ni « flic », ni « poulet » entre la porte de Clignancourt et la rue du Plaisir.
Aussi le tapeur reprend-il bien vite ses trois cartes pour une seconde partie. Quoique l’opération soit menée plus rondement cette fois, les assistants ne laissent pas d’être convaincus que la noire est bien là où ils ont vu le bonneteur la mettre. Le trèpe s’échauffe et se serre un peu plus autour du parapluie.
– Deux cents francs ? Un petit caisse de deux cents francs ? demande le tapeur.
Tout le monde retient qu’on sollicite un pari de deux cents francs, mais personne, excepté les compères, ne prête attention au singulier mot de caisse. Le baron qui vient de gagner propose pour sa part un nouvel enjeu de cents francs, dont le tapeur n’a garde de se contente. Il lui faut un pari de deux cents francs, exigence qui permet au baron d’engager ses voisins à miser avec lui. Une grosse dame qui regardait le bout de la rue n’a d’yeux maintenant que pour le parapluie sous lequel se dissimule sans doute la Fortune en personne. Sa figure est écarlate, lorsqu’elle ajoute une mise de cent francs aux cent francs du baron. L’apprenti risque, lui aussi, un billet de cinquante francs. Le tapeur se voit donc offrir 250 francs, au lieu des 200 francs demandés, mais bon prince il accepte néanmoins le pari.
– Cinquante de mieux, dit-il. Tant pis, je tiens le coup.
Et de sortir son portefeuille, mais pas pour payer cette fois, car, contre toute attente, la carte, retournée, se trouve être une rouge.
Comment ce neuf de pique que les parieurs innocents avaient vu placer entre les deux rouges a-t-il pu se changer en un quatre de carreau, c’est tout le secret du bonneteau. Ceux qui prétendent l’expliquer par la présence dans le jeu d’une quatrième carte inconnue du public se trompent entièrement. Le bonneteur sait se contenter des trois cartes qu’il montre : toute son habilité tient en un tournemain qu’il a dû patiemment acquérir, et qui lui permet de faire glisser noire sur rouge à votre insu, au moment même où il les étale sur son parapluie.
Quant au mot caisse glissé dans l’appel aux paris, il rappelle au baron que la carte noire n’est pas où chacun pense et qu’il faut provoquer les grimpeurs, c’est-à-dire les dupes. Au caisse s’oppose d’ailleurs le vanne, pour souligner le coup d’amorce qui va faire du baron un gagnant. Car le vanne est réservé à l’enjeu des compères et si la fantaisie vous prenait de miser justement, ceux-ci auraient tôt fait de soulever une contestation ou d’éveiller une querelle, à la faveur de laquelle le tapeur rectifierait l’ordre des cartes.
Il serait d’une étrange naïveté de supposer que les bonneteurs soient le moins du monde disposés à abandonner de l’argent aux mains des parieurs. Si ces messieurs s’exposent parfois aux rigueurs des tribunaux, il va sans dire que ce n’est pas pour s’être montrés trop respectueux du hasard, mais plutôt pour avoir corrigé ce que celui-ci pouvait comporter de fâcheux selon leur jugement.
Barons et tapeur reçoivent une part égale des bénéfices de la journée, après prélèvement de 10% pour les gâffes. Néanmoins une bon gâffe, connaissant bien les gens de police, pour les avoir trop souvent rencontrés sur sa route, ou pour être, au contraire, « en cheville », avec eux, peut honnêtement prétendre à une part de 15%. La plupart de ces gâffes sont d’ailleurs d’anciens tapeurs, au casier judiciaire un peu lourd, et que leur qualité de récidivistes engage à une certaine réserve : ce son en quelque sorte les territoriaux du bonnet.
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