Mise en scène, scénographie et lumière : Robert Wilson. Textes : Fernando Pessoa. Dramaturgie : Darryl Pinckney. Costumes : Jacques Reynaud. Co-mise en scène : Charles Chemin. Scénographe associée : Annick Lavallée-Benny. Créateur lumière associé : Marcello Lumaca. Création sonore et conseiller musical : Nick Sagar. Maquillage : Véronique Pfluger. Régie de scène : Thaiz Bozano. Direction technique : Enrico Maso. Création 2024.
Créé au Teatro della Pergola, à Florence en mai dernier, le spectacle est une suite de tableaux conçus par Bob Wilson et son dramaturge Darryl Pinckney, avec des extraits de l’œuvre du grand poète. Dits au micro H.F. et en voix off, par sept acteurs-mimes, d’abord en anglais, mais aussi en portugais, français, italien. Le plus souvent devant une mince rampe fluo blanche et avec de très beaux éclairages, plus tranchants que ces derniers temps où Bob Wilson usait et abusait des lumières arc-en-ciel en fond de scène. Il y a ici comme toujours chez lui, une esthétique fondée sur un graphisme exigeant avec des costumes aussi stricts et un jeu nombreux de plages lumineuses correspondant à une gestuelle millimétrée, une de ses obsessions artistiques : « Si vous savez éclairer, vous pouvez faire ressembler la merde, à de l’or. Je peins, je construis, je compose avec la lumière. La lumière est une baguette magique » dit-il. Nous le revoyons encore à l’Opéra de Lyon, mettant en scène il y a déjà quarante ans, Médée de Marc-Antoine Charpentier. Il avait prié la cantatrice de lever la main gauche à une hauteur précise et surtout de ne pas en bouger pour rester dans l’axe lumineux qu’il exigeait. Mais rien à faire ! Il nous avait demandé notre avis et nous lui avions humblement dit qu’à la représentation, ce serait très difficile. Il avait insisté, puis avait abandonné…
Ici, comme toujours Bob Wilson, des lumières en découpe, notamment d’un rouge éclatant sur sept tables carrées. Rappelant ce merveilleux I was sitting in my patio qu’il avait mis en scène avec Lucinda Childs. Avec la même exigence mais loin du Regard du Sourd, le premier de ses spectacles d’inspiration surréaliste que nous avions vu à sa création en 1971, au festival de Nancy et qui avait révolutionné la dramaturgie et la mise en scène théâtrales.
Et plus près d’Einstein on the beach, son mythique opéra, chef-d’œuvre absolu sur la musique de Phil Glass. Bob Wilson a gardé ce même sens fabuleux de l’image mais aussi de la répétition orale et gestuelle. Un travail d’orfèvre avec de nombreux cuts, en accord parfait avec un univers musical électronique à un niveau sonore élevé. Gestuelle fascinante et très précise des interprètes, tous virtuoses en costume noir, dont l’un en Groucho Marx et les sept personnages le représentant, lui et les nombreux hétéronymes, à travers lesquels Fernando Pessoa a créé toute son œuvre dont une grande partie fut retrouvée dans une grosse malle après son décès.
Des disques rouges (des lunes ?) apparaissent sur un ciel bleu, des cyprès noirs, des personnages inconnus mais fascinants évoluant souvent en groupe et un grand héron, un gros hérisson. Bob Wilson (quatre-vingt-trois ans) a toujours eu un attachement – déjà dans Le Regard du Sourd – pour les animaux. Pour illustrer l’œuvre magnifique de Fernando Pessoa (1888-1935), sept acteurs portugais comme Maria de Medeiros qui a beaucoup joué en France, chez, entre autres, Jérôme Savary. Ils sont aussi de nationalité anglaise, française, italienne, albanaise et parlent en portugais, français, anglais et italien. Ils disent des extraits du Livre de l’intranquillité publié en 1982 seulement, du Gardeur de troupeaux, de Faust et aussi une lettre de rupture.
Tous d’une merveilleuse écriture poétique mais ici sans doute trop vite dits et surtitrés quand ils ne sont pas en français, sur deux écrans à jardin et à cour et sur un autre plus grand, au-dessus du cadre de scène mais non visible aux dix premiers rangs. Bob Wilson a toujours aimé montrer visuellement les mots pour que le public dit-il, regarde le « langage lui-même ». Mais ici, non ! Et nous n’avions pas envie de choisir dans cet ensemble. Un surtitrage, même avec une bonne traduction, reste un surtitrage et oblige à aller sans cesse du texte, à l’image, sauf aux moments en français. C’est le seul point faible de ce beau spectacle qui manque un peu d’unité : il faut suivre le déroulé de ce flot poétique qui, même s’il est souvent répété, va trop vite et on aimerait avoir le temps de mieux l’apprécier. Mais comme on a aussi envie de voir ces magnifiques images en couleur ou en noir et blanc, au style parfois cabaret burlesque, avec ombres chinoises ! Une belle réussite, malgré une fin un peu brouillonne, comme si Bob Wilson avait eu du mal à conclure : dans un nuage épais de fumigène, les acteurs reprennent les mots de Fernando Pessoa conseillant à ses lecteurs de ne pas chercher un sens logique à sa parole poétique.
La mise en scène, réalisée avec Charles Chemin, est d’une rare précision et Bob Wilson a toujours choisi ses interprètes d’après leur capacité de mouvement, essentielle chez lui. Comme ici Maria de Medeiros, impeccable en travesti en costume et chapeau noir, superbement maquillée rappelant le jeune Fernando Pessoa, ou Sofia Menci, très impressionnante sur ses cothurnes, en longue robe crème, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau : une distribution de haut niveau. Pourtant, malgré ses grandes qualités, le spectacle ne fonctionne pas tout à fait. Comment faire passer les écrits de Fernando Pessoa sur un plateau ? Mission presque impossible et il y a ici comme une dichotomie entre images et texte.
Malgré ces réserves, nous avons perçu, aux meilleurs moments, la dimension unique des textes de cet écrivain mort à seulement quarante-sept ans, il y a presque un siècle et qui a si bien exprimé dans des textes parfois ésotériques, la fuite du temps et le côté dérisoire de notre existence : « Aimez votre solitude, supportez-en la peine : que la plainte qui vous en vient soit belle. Vous dites que vos proches vous sont lointains ; c’est qu’il se fait un espace autour de vous. Si tout ce qui est proche vous semble loin, c’est que cet espace touche les étoiles, qu’il est déjà très étendu. Réjouissez-vous de votre marche en avant ; personne ne peut vous y suivre. Soyez envers ceux qui restent en arrière, sûr de vous et tranquille en face d’eux. Ne les tourmentez pas de vos doutes. »
« La beauté est le nom de quelque chose qui n’existe pas, écrivait-il, dans Le Gardeur de troupeaux, et que je donne aux choses en échange du plaisir qu’elles me donnent. » Elle peut aussi être un antidote à la bêtise : ce dimanche, neuf cents spectateurs écoutaient dans un silence absolu, ces textes de Fernando Pessoa, tout en voyant de fabuleuses images. En ces temps difficiles, une raison d’espérer… Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, souhaite au public, citant Fernando Pessoa, de « tout sentir de toutes les manières ».
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