Mary a dit ce qu’elle a dit de Darryl Pinckney. Mise en scène de Robert Wilson.
Isabelle Huppert en icône de Mary Stuart, figure tragique de l’Histoire : un rôle qui lui sied et qu’elle assume à la perfection, en entrant dans l’imagerie du metteur en scène. Elle s’approprie magnifiquement ce monologue de quatre-vingt-six paragraphes, découpé en trois parties où « la seule et unique Marie d’Écosse et des Îles » récapitule sa vie tumultueuse. 1587 : à quarante-cinq ans, elle s’apprête à monter sur l’échafaud, condamnée, après dix-neuf ans de captivité, pour avoir soi-disant comploté contre sa cousine Élisabeth 1er d’Angleterre. Objet de nombreuses biographies, romans, films, pièces… ce personnage mythique revit ici pendant une heure trente, transfiguré par Bob Wilson.
D’un chapitre à l’autre, brouillant les chronologies, Mary ressasse ses souvenirs heureux et malheureux : son enfance à la Cour de France et son mariage à seize ans en grande pompe à François II, fils d’Henri II et veuve un an plus tard. Retour en Écosse, assassinat de son deuxième mari Lord Darnley ; son amant de cœur, le comte de Bothwell, soupçonné de ce meurtre et qu’elle épouse ; conflits entre protestants et catholiques ; ses multiples emprisonnements et son fils James dont on la séparera…
Les époques se mélangent mais il est temps pour elle de faire son testament. Darryl Pinckney conclut sa pièce par la lettre qu’elle écrit à Henri III de France la veille de son exécution. Peu importent les dates, nous entrons de plain-pied dans l’intimité de Marie. L’auteur n’écrit pas une biographie mais s’attache à la majesté de son personnage qui, si le destin en avait décidé autrement, aurait été reine d’Écosse, de France et d’Angleterre.
C’est une Marie hiératique, moulée dans ses atours dorés qui se découpe en silhouette sous les magnifiques éclairages de Bob Wilson, avec contrejours et variations de couleurs, du chaud au froid. On la voit d’abord en ombre chinoise, on ne sait si elle est de dos ou de face, immobile ou en mouvement. Mais après un temps, s’avançant vers le public, elle révèlera son visage en plein jour, d’une dureté expressive. Assortie à ces oscillations lumineuses et formelles, la composition de Ludovico Einaudi simule une musique de cour, tantôt solennelle, tantôt tempétueuse, diffusée en vagues répétitives. Isabelle Huppert épouse ces états d’âme, désinvolte, évoquant les fêtes à la Cour de France où Diane de Poitiers lui apprit à danser. Ou emportée contre ses ennemis comme John Knox, meneur des Protestants, sa bête noire disant d’elle « Le diable porte des rubans de Genève » et Élisabeth d’Angleterre qu’elle n’a jamais rencontrée, contrairement à ce qu’imagine Friedrich Schiller dans sa pièce Marie Stuart. Elle énumère, comme un leitmotiv, ses suivantes, quatre Marie : « Vous êtes toutes près de moi, mes Marie. » (…) Dont « chère Marie Setton qui m’aime le mieux depuis toujours. » Nostalgique, elle évoque aussi son fils James (futur roi d’Angleterre), en faveur de qui elle abdiqua et qui aura bien peu connu sa mère.
Après Orlando de Darryl Pinckney, d’après Virginia Woolf en 1993, et Quartett d’Heiner Müller en 2006, Robert Wilson retrouve Isabelle Huppert : « L’une des comédiennes les plus exceptionnelles avec qui il m’ait été donné de travailler, dit-il. Elle a la capacité de penser de manière abstraite. » (…) « Je donne des indications formelles. » Et l’actrice comprend ce formalisme : « S’il m’était imposé comme un paquet encombrant, (…) je ne crois pas que je le saisirais aussi bien ». Dans cette mécanique précise et exigeante, enfermée dans son corset et sous son masque, elle invente un espace de liberté. Le moindre geste chorégraphié par Bob Wilson et ciselé par ses lumières prend alors une ampleur majestueuse. Parfois l’image se fait insistante et gratuite, comme lors de cet intermède un peu trop académique où la reine apparaît, fantôme muet dans les vapeurs des fumigènes.
Bob Wilson redécouvre l’Espace Cardin avec émotion : « C’est dans ce théâtre, en 1971 que j’ai présenté pendant cinq mois Le Prologue au Regard du sourd :un spectacle de sept heures sans aucun mot qui a eu un grand succès à Paris» Après Le Regard du sourd, créé en France au festival de Nancy, puis repris au Théâtre de la Gaieté Lyrique à Paris. Aujourd’hui, son formalisme abstrait ne nous surprend plus comme naguère et, pour certains, cette radicalité esthétique aura fait son temps et tourne au maniérisme. On pourra dire que ses images s’usent, à force d’habitude. Pour autant, cette beauté, bien que figée, est au rendez-vous : Bob Wilson reste un grand artiste. Ici, il s’est entouré d’un écrivain, d’une comédienne et d’un compositeur exceptionnels pour poursuivre une œuvre au long cours qu’il tient aussi à transmettre au Water Mill Center, un laboratoire de recherche interdisciplinaire consacré aux arts de la scène et aux savoirs, qu’il a fait construire en 1992 à Long Island, une île de l’État de New York.
À lire :
Article de Mireille Davidovici. Source : Le Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : © Lucie Jansch – Théâtre de la Ville. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.