Les Nègres de Jean Genet. Mise en scène, scénographie et lumière : Robert Wilson. Musique originale : Dickie Landry.
Quand il reçut commande d’une pièce destinée à être jouée par des interprètes noirs devant un public de Blancs, sa première réaction fut d’hésiter… dit Hellen Hammer. On sait que Jean Genet avait été très impressionné par Les Maîtres fous, un documentaire sorti en 1955, tourné au Ghana par Jean Rouch où une secte religieuse en transe incarne des figures de la colonisation (le gouverneur, la femme du capitaine, le conducteur de locomotive, etc.). Créée en 1959 au Théâtre de Lutèce aujourd’hui disparu, dans une mise en scène de Roger Blin, elle fut reprise en 1960 au Théâtre de la Renaissance et au Royal Court à Londres en 1961. Mais Les Nègres reste une pièce difficile et demandant une nombreuse distribution, donc peu montée en France…
C’est dit Jean Genet « une clownerie », un théâtre dans le théâtre où on peut se pose la question de savoir si les Blancs peuvent se mettre à la place des Noirs. C’est une expérience que tout un chacun peut faire dans une ville ou un petit village africains. Et pour l’avoir vécu, à quel moment se sent-on encore blanc, surtout quand on est dans un pays depuis plusieurs mois ? Peut-être quand on rencontre un autre blanc ? Donc Robert Wilson a eu envie de se confronter à ce texte, mais uniquement avec des interprètes noirs, tous remarquables, en particulier deux jeunes femmes Kayje Kagame et Astri Bayla, et Gaël Kamilindi, impressionnants de vérité. Il y a d’abord un prologue muet de toute beauté – un peu long, ont dit certains – où devant un petit immeuble en torchis de quelques étages, gris où défilent des projections de nuages ; un grand homme noir est là, imperturbable dans son smoking ; il prend la pose et regarde fixement le public, en ne bougeant qu’un index de façon mécanique pendant qu’arrivent l’un après l’autre, des personnages, eux aussi comme figés pour l’éternité, le plus souvent dans des gestes de défense. Avec, à chaque fois, une brève rafale de fusil-mitrailleur et d’une explosion de bombe sur fond de musique douce. Maîtrise absolue de l’image scénique, de la lumière et du son, des costumes: aucun doute, on est bien chez Bob Wilson et il reste dans ce domaine un maître incomparable.
Et, comme aussi lui seul sait les concevoir, il y a un dispositif scénographique, à la fois simple et très sophistiqué mais efficace qui appartient de toute évidence à la famille de ceux qu’il a imaginés pour ses spectacles précédents. Soit un cadre de scène orné d’une guirlande lumineuse et d’une ligne fluo blanche, un praticable de 3 m de hauteur où siègent la Reine, le Gouverneur, le Missionnaire et le Juge emperruqué. Tous habillés de blanc et le visage couvert d’un léger masque blanc, et un autre plus bas, auquel on accède par un escalier de dix marches, eux aussi soulignés par une mince ligne de fluo blanc, et une sorte de sculpture faite de ronds de guirlandes lumineuses, de palmiers schématisés en tube fluo changeant de couleur qui pourraient être ceux d’une boîte en plein air dans les faubourgs de Brazzaville ou de Cotonou. Il y a peu de metteurs en scène qui sont actuellement capables de réaliser un tel univers, et chez Bob Wilson, c’est toujours d’une grande beauté.
C’est l’espace des Nègres comédiens qui vont jouer cette fiction où ils racontent un crime : le meurtre d’une blanche que la Cour jugera et condamnera. En fait, ils imitent pour s’en moquer, les images que les Blancs se font d’eux mais on ne ressort pas d’un moulin sans en ressortir avec de la farine, dit un vieux proverbe espagnol, les Nègres ont alors des attitudes de blancs… C’est du moins ce que dit la pièce de Genet fondée sur le jeu des apparences et des déguisements où le réel est sans arrêt enchâssé dans la représentation… Le faux tenu pour le faux mais qui peut parfois être proche du vrai, le vrai tenu pour le faux : les cartes sont truqués dans le jeu théâtral imaginé par Jean Genet. Et le public est invité à se glisser dans cette mise en abyme permanente d’un drame qui n’en est pas un, loin de tout réalisme qui a toujours fait horreur à Bob Wilson. Mais mieux vaut connaître la pièce si on veut s’y retrouver et il aurait mieux indiqué d’après Jean Genet.
Cette pièce curieuse, dans des conditions les plus précaires, n’est évidemment pas une critique de la domination coloniale mais une sorte de mise en abyme de la condition humaine, ce qui n’est pas pour déplaire à Bob Wilson, toujours hanté par les relations difficiles entre les êtres humains. Souvenons-nous, son célébrissime Regard du sourd (1970) commençait par le meurtre en silence d’un enfant par une jeune femme noire. Cela dit, cette réalisation, d’une virtuosité exemplaire, a un côté froid papier glacé qui est vraiment gênant et non exempt d’un auto-académisme facile, et où ne parviennent pas vraiment les morceaux de texte de Genet, (quand on arrive à les entendre, noyés qu’ils sont dans la musique de Dick Landry au saxo et les effets sonores).
Bob Wilson, à 73 ans, encensé partout dans le monde, et qui, après des dizaines de spectacles au compteur, n’a plus rien à démontrer, n’est pas ici vraiment convaincant. Sans doute, on ne s’ennuie pas durant ces presque deux heures où se succèdent de belles images réalisées avec un soin extrême, et où ses interprètes, en particulier quand ils chantent et dansent en chœur, sont tout simplement formidables. Mais on a comme la désagréable impression que dans quelques mois, il ne nous restera plus grand chose de ce spectacle brillant certes mais qui ne fait pas vraiment sens. Alors que les images, entre autres, de ces magnifiques spectacles tout à fait novateurs que furent Le Regard du sourd, de La Lettre à la Reine Victoria, d’Einstein on the beach, d’Edison, d’Orlando, de The Black Rider, The CIVIL WarS, et plus récemment Peter Pan ou de The Old Woman, au Théâtre de la Ville, sont toujours dans nos mémoires… Mais ici, la synthèse entre la pensée de Genet et l’univers visuel de Bob Wilson n’était-elle pas, au départ, incompatible, et donc mission impossible ?
Soyons clairs : on ne peut pas évidemment demander à Bob Wilson, d’être ce qu’il a été, et il est normal qu’il ait évolué, mais de ces Nègres, on ressort déçu. Si vous n’avez jamais vu un spectacle du grand Bob, vous pouvez peut-être tenter l’expérience mais les jeunes gens près de nous ne cachaient pas leur incompréhension.
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