Résumé :
À partir de l’incursion d’Alfred Binet dans le monde de la prestidigitation, cet article tente de retracer la logique des interactions qui se sont nouées, à la fin du XIXe siècle, entre les domaines de la psychologie expérimentale, de la magie, du spiritisme et du cinéma des premiers temps. Fournissant une véritable théorie psychologique de la prestidigitation, l’étude de Binet va contribuer à renforcer la crédibilité d’une profession ravie d’une telle caution scientifique, tout en confortant les adversaires de l’occultisme dont les pratiques illicites sont associées à de vulgaires tours de passe-passe abusant leurs adeptes. Les compétences de Georges Méliès, spécialiste des féeries cinématographiques, ainsi que les vertus didactiques de la chronophotographie, vont remplir la fonction d’arbitre dans le cadre du débat sur les fantômes qui se développe au tournant du XXe siècle.
En 1894, sollicitant la collaboration de magiciens célèbres, dont Georges Méliès, directeur du Théâtre Robert-Houdin et futur cinématographiste, ainsi que deux de ses confrères, Raynaly et Arnould, Alfred Binet va s’intéresser de près à la prestidigitation, démontrant le parallélisme existant entre le travail du psychologue expérimental et celui de l’illusionniste, tous les deux soumettant leur sujet/spectateur à une adroite altération des sens et de l’esprit. Son article « La psychologie de la prestidigitation » établit, en effet, une similitude entre expériences scientifiques sur la suggestion et spectacles de magie dont le succès dépend du maniement perceptif et psychologique d’un sujet ignorant les mobiles réels de l’opérateur (1). Binet va ainsi étudier, dans son laboratoire et à la Station Physiologique de Paris, les processus d’illusions visuelles induits par l’habileté extrême des prestidigitateurs. La séquence des images réalisées grâce à un appareil de prise de vues chronophotographiques révèle, à la faveur d’un examen de la décomposition des mouvements kinésiques, à quel point l’illusionnisme se fonde sur la gestion minutieuse de la distraction/attention du sujet percevant, les compétences du magicien résidant précisément dans son pouvoir de dissimulation et de suggestion. Fournissant une véritable théorie psychologique de la magie, mais aussi de la psychologie expérimentale.
La prestidigitation constitue au tournant du XXe siècle un terrain sur lequel vont se croiser la psychologie scientifique, la parapsychologie, le pré-cinéma et le cinéma des premiers temps, notamment autour de la figure de Méliès, souvent convoqué à titre de contrôleur dans les enquêtes sur les fraudes médianiques qui entachent les milieux occultistes. Comparée à un spectacle de magie, la séance de spiritisme est accusée de susciter une fascination qui brouille le jugement du public via une forme de suggestion collective, le trompant sur l’authenticité de faits prétendument surnaturels. Alors que la manipulation est pleinement assumée par les prestidigitateurs comme ressort essentiel de leur art, les spirites se défendent de fabriquer des fantômes par le biais de procédés artificiels. Que ce soit dans ses numéros de magie et ses vues cinématographiques, ou en vertu de son statut de spécialiste des trucages illusionnistes, Méliès ne cessera de dénoncer des supercheries exploitant la crédulité d’un public subjugué par les récits extravagants de phénomènes suprasensibles. Ainsi, si les hommes de spectacle sont estimés exercés dans la fabrication des spectres et des mirages, les hommes de science, pour leur part, se limiteront à en étudier la teneur et la véridicité, comme le remarque Gustave Le Bon qui enjoint ses pairs à s’assurer du concours d’illusionnistes lors de défis lancés aux médiums (2). À ce propos, il déplorera que le projet d’expertise conçu par l’Institut psychologique de Paris n’ait pas tenu compte de la proposition d’Alfred Binet de mettre gracieusement à disposition des professionnels de la magie. Parmi eux, Raynaly, qu’il connaissait depuis leur rencontre en 1894, aurait manifesté son accord pour participer à des sessions cependant surprotégées par des spirites craignant la présence de prestidigitateurs avisés, aux dires de l’intéressé.
L’étude sur la psychologie de la prestidigitation réalisée par Binet paraîtra dans la Revue des Deux Mondes (3), ainsi que sous une forme abrégée dans la Revue philosophique (4), et, quelques années plus tard, dans L’Illusionniste. Journal secret des Prestidigitateurs, Amateurs et Professionnels où elle sera chaleureusement accueillie par ses chroniqueurs (5). Le point de départ de son investigation consiste à comprendre les mécanismes psychologiques mis en jeu dans les illusions d’optique, la prestidigitation se prêtant particulièrement bien à une évaluation de la vision subjective, mais aussi des gestes accomplis par le magicien pour tromper celle-ci. L’intérêt donc du savant porte sur l’ensemble des composantes du dispositif de la prestidigitation, la force de l’illusion découlant autant des talents de l’opérateur que de la « complaisance du public » (6). Soucieux de présenter un essai très documenté, il compulse une série d’ouvrages sur la psychologie de la
perception et sur la magie, et s’entretient longuement avec les autorités en la matière, dont Méliès. Commençant par établir une série de distinctions entre illusion (trouble perceptif ordinaire) et hallucination (trouble perceptif anomal et endogène), entre illusion positive (voir ce qui n’existe pas) et illusion négative (ne pas voir ce qui existe), illusion passive (commune à tous les individus) et illusion active (relative à chaque personne), Binet conçoit l’illusion produite par la prestidigitation comme n’existant « que pour le sens de la vue ; la raison le contredit » (7). Si le spectateur n’oublie jamais qu’il jouit d’un divertissement voué à égarer ses sens, il s’abandonne cependant volontiers au jeu du leurre et du trompe-l’oeil. Binet va formuler de manière scientifique ce que Méliès exprime ailleurs en termes plus impressionnistes, à savoir le plaisir de se laisser berné et étourdir par une représentation à la fois fantastique, énigmatique et enchanteresse, le spectateur étant obligé d’abdiquer ses facultés raisonnantes pour se laisser entraîner dans le monde de la féerie et de l’imaginaire. Le rapprochement de l’illusion positive, produite par le magicien, avec la suggestion hypnotique qui infère aussi la perception d’« apparences sans réalité », est tout à fait éloquent à cet égard.
L’illusion hypnotique « ressemble aux illusions de la prestidigitation par ce caractère important qu’il est provoqué, c’est-à-dire qu’il résulte de l’action morale d’un individu sur un autre individu » (8). Binet nuance toutefois cette analogie par le degré de docilité qui sépare les sujets sous hypnose des spectateurs de la magie, ces derniers étant « des personnes éveillées, en possession de leur bon sens » (9), donc capables de résister aux suggestions malgré l’inconscience de celles-ci. Semblable à la captation hypnotique, le travail du prestidigitateur consiste justement, selon lui, à « s’emparer de tous les regards, qu’il concentre sur sa personne, sur ses yeux, sur ses mains, sur l’endroit qu’il choisit au gré de ses convenances » (10). Appelé le « bon oeil » par Robert-Houdin, ce regard qui envoûte est une condition nécessaire de l’efficace prestidigitatrice, permettant, comme dans l’hypnotisme, l’harmonisation des deux pôles subjectifs du rapport magnétique. À cet oeil du magicien qui soumet le regard du spectateur à sa volonté, s’ajoute toute une série de procédures renforçant son influence, comme le boniment basé sur l’expressivité tant du discours verbal, de l’attitude, que de la physionomie du maître de cérémonie. L’usage de la baguette magique qui détourne la vigilance aux moments clés, la vitesse d’exécution et la complexité d’un tour sont également des éléments primordiaux dans une prestidigitation réussie. Bien des gestes du magicien, en effet, passent inaperçus du spectateur dont la « perception mentale » ne sera jamais aussi précise et clairvoyante que « la plaque photographique qui fixe sans discernement tous les détails de la réalité » (11).
Afin d’obtenir une preuve tangible et un document visuel de mouvements indéchiffrables à l’oeil nu, Binet se rend à la Station Physiologique de Paris dirigée par Étienne-Jules Marey, où Georges Demenÿ se charge d’enregistrer une série de chronophotographies de Raynaly et d’Arnould exécutant divers tours, comme le traditionnel escamotage d’une muscade. L’analyse des différentes phases de ces mouvements va permettre de tirer un certain nombre de conclusions sur la psychologie de la perception appliquée au domaine de la magie, et extrapolables, à mon sens, au domaine du cinéma. Non seulement, la photographie sérielle dévoile l’invisible et l’inconnu d’une action qui se dérobe à la perception naturelle, mais, aussi, illustre combien la magie procède de faits psychologiques déployés au cours de la performance elle-même. La chronophotographie contient ainsi à la fois des carences et des suppléments d’information puisqu’elle supprime tous les facteurs favorisant l’illusion de réalité (la gestion de l’attention, la rapidité du tour, la phraséologie de l’artiste : la psychologie de la magie donc), et met à jour des aspects ignorés du sujet photographié lui-même. Dans ses « vides » comme dans ses « pleins », l’image chronophotographique permet d’attester du rôle central joué par ce qu’elle évacue – c’est-à-dire les éléments qui induisent le spectateur en erreur –, ainsi que de la différence entre « la sensation brute et l’interprétation de l’esprit » (12). En croisant magie et chronophotographie, ces expériences mettent en exergue les fondements de l’illusion de réalité – au coeur notamment du dispositif cinématographique – tributaire d’une synthèse perceptive du mouvement que son analyse et sa décomposition détruisent irrémédiablement.
Cette étude de Binet aura un large écho dans les cercles de la prestidigitation qui se félicitent d’avoir trouvé dans cette personnalité un théoricien aussi sagace que notoire, comme le prouvent les commentaires dithyrambiques de Raynaly dans L’Illusionniste en 1904. Notant qu’il a été, « ainsi que quelques collègues, sérieusement interviewé par l’auteur », il souligne combien il a été surpris de découvrir, via les chronophotographies, des éléments cachés et inconscients de sa propre gestuelle. Binet aurait livré « un véritable chef-d’oeuvre de savante observation » où « il appert que notre art n’est point dépourvu d’une très certaine psychologie, ce dont nous ne nous étions peut-être pas jusqu’alors avisés, mais ce dont nous devons désormais nous sentir très honorés » (13). Cet enthousiasme reconnaissant peut être compris comme le fruit d’une victoire contre les faiseurs d’ectoplasmes qui détournent les théories et les instruments scientifiques à des fins mystificatrices, à l’instar des photographies truquées du « corps astral » et autres entités fluidiques. Il doit aussi être mis en regard de la prégnance culturelle du modèle scientifique de la physiologie qui fournit, en ce tournant de siècle, le cadre dans lequel toute une série de questions relatives au fonctionnement de la subjectivité sont projetées. Le recours à la chronophotographie trouve donc très logiquement sa place dans ce contexte ultra-positiviste voué à saisir les aspects les plus fuyants du corps et de l’esprit humains. Ainsi, la prestidigitation, hissée au rang de véritable psychologie appliquée assistée par les moyens d’enregistrement et de documentation modernes, rejoint d’autres champs d’études scientifiques faisant appel aux ressources pédagogiques et herméneutiques de l’image photo-cinématographique.
Notes :
– (1) Comme l’a remarqué Elisabeth Chapuis dans sa thèse de doctorat, Binet, La psychologie individuelle et l’enfant, 1998, pp. 109-111.
– (2) Gustave Le Bon, Les Opinions et les croyances. Genèse, évolution, Paris, E. Flammarion, 1918 [1911], pp. 304-305.
– (3) Alfred Binet, La Psychologie de la prestidigitation, Revue des Deux Mondes, t. 25, 64e année, 1894, pp. 903-922.
– (4) Alfred Binet, La Psychologie de la prestidigitation, Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1894, 37, 19e année, pp. 346-348.
– (5) L’article de Binet sera publié dans L’Illusionniste de décembre 1904 à juillet 1905, du n°36 au n°43, c’est-à-dire en huit parties. Raynaly commente cette expérience dans sa rubrique « Causerie » de mars 1904, n°27, 3ème année, pp. 218-219.
– (6) Binet, op. cit., Revue des Deux Mondes, p. 905.
– (7) Ibid., p. 906.
– (8) Ibid., p. 907.
– (9) Ibid., p. 908.
– (10) Id.
– (11) Ibid., p. 921.
– (12) Id.
– (13) op. cit., p. 219.
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