Ne vous est-il pas quelquefois arrivé, chers confrères, qu’à l’issue d’une brillante séance (il est à remarquer que le mot « brillant » est très employé pour qualifier une séance ; mais il ne faudrait pas, ainsi que j’ai eu déjà la douleur de le constater, que par suite d’une association d’idées, peut-être très spirituelle et, à première vue, non dépourvue d’une certaine logique, on en vint, sous le fallacieux prétexte de synonymie, à employer le mot « reluisant ». Je prie à ce sujet un de mes bons amis et excellent collègue, de ne plus dire qu’il va donner « une reluisante », cette expression n’ayant, à mon avis, rien de select et paraissant plutôt indiquer, de la part de son auteur, une tendance fâcheusement irrévérencieuse).
Je ferme cette parenthèse, que j’aurais peut-être aussi bien fait de ne pas ouvrir, mais, pour être prestidigitateur on n’en est pas moins homme, c’est-à-dire sujet aux mêmes faiblesses que le commun des mortels, et, je ne suis pas fâché, après tout, de dire une bonne fois son fait à un collègue, estimable sans doute, mais qui ne me paraît pas se rendre un compte exact du soin qu’il faut apporter dans le choix d’une expression destinée à qualifier congrûment une chose aussi importante, aussi artistique, aussi solennelle, aussi… tout ce que vous voudrez, qu’une séance de prestidigitation.
J’espère que l’ami Foletto, va être content, lui qui professe pour son art une admiration qu’aucun terme ne saurait exprimer. J’attends, avec plus d’anxiété que d’impatience, les félicitations qu’il ne manquera de m’adresser dans ce langage apologétique et amphigourique, dont il semble (heureusement) posséder seul le secret. (1)
Maintenant, soyons sérieux, car, me voilà loin de mon point de départ auquel il serait décent de revenir.
Quel est, dis-je, celui de mes collègues après une séance, que je continue à qualifier de brillante, à qui il n’est pas arrivé de s’entendre dire par quelque amateur ou spectateur enthousiaste : « Ah ! Monsieur, je voudrais bien avoir votre adresse » J’avoue avec cette modestie qui caractérise généralement les artistes, que cela m’est arrivé aussi quelquefois. J’ai toujours froidement profité de la circonstance pour en faire ce qu’on appelle « une bien bonne ». Je tirais tranquillement mon portefeuille et remettais ma carte au Monsieur, en disant : « Puisque vous désirez avoir mon adresse, permettez-moi de vous la remettre. » Cette plaisanterie, plus pratique que spirituelle, ne manquait jamais son effet.
Tout bête que c’était, et peut-être même à cause de cela, on riait. Certains allaient même jusqu’à me complimenter sur la finesse de l’à propos; sans se douter de l’habitude que j’avais de cette déjà ancienne « improvisation ».
Or, c’est précisément de l’adresse que je vais aujourd’hui parler, et particulièrement de celle qui est spéciale au prestidigitateur. De cette adresse qui n’est pas celle de tout le monde et dont l’essence est tellement belle et particulière qu’elle défie pour ainsi dire l’analyse. Un jongleur habile, un équilibriste de talent, sont évidemment des gens adroits; il se peut cependant qu’ils ne soient aptes à faire de bonne prestidigitation. Un pianiste, un violoniste, sont des artistes qui ont évidemment les doigts déliés, il n’en est pas moins vrai qu’un simple saut de coupe peut leur être inaccessible.
C’est tellement vrai que je n’hésite pas à affirmer qu’indépendamment du goût, je dirai que de la passion qu’il faut avoir pour cet art, il faut aussi être doué et recéler en soi cette adresse qui est, en somme, un don du ciel, que l’exercice peut certainement développer, aussi bien dans le sens de la spécialité qui nous occupe que dans un autre, que rien ne saurait donner à celui chez qui elle n’est pas d’abord innée. Celui qui est adroit peut être satisfait de l’être, mais il n’a pas à s’en prévaloir outre mesure, attendu qu’il peut compter à son actif les efforts subséquents qu’il a dû faire pour atteindre quelque perfection, ces efforts seraient restés stériles si la nature ne l’avait d’abord créé adroit.
Que de réflexions naissent à ce sujet, et que de choses il y aurait à dire sans la crainte de faire prendre ici une attitude prétentieusement pédagogique, qui aurait peut-être le fâcheux résultat de fatiguer le lecteur.
Je me bornerai à exposer, avec plaisir, du reste, que certains artistes ont poussé l’adresse manuelle, appliquée à la prestidigitation, jusqu’à des limites qui, il faut bien, le reconnaitre, ne nous étaient pas jusqu’alors très connues.
Nelson Downs pour les pièces, Howard Thurston pour les cartes, semblent, malgré déjà de nombreux imitateurs, être les protagonistes de cet art nouveau. Nous avons aussi vu dernièrement à l’Olympia, Houdini qui, avec des cartes, présente un numéro peu banal.
C’est d’Angleterre, c’est d’Amérique, que nous viennent ces novateurs que, pour plus d’une raison, je n’hésite pas à qualifier de hardis. J’ai cru devoir, dans un précédent numéro, dire ce que pensais de ces artistes et leur accorder le mérite qui leur est dû. Mais, pour dire le fond de ma pensée, leurs intéressantes manipulations relèvent plutôt de la jonglerie que de la véritable prestidigitation, non seulement en raison de leur réelle difficulté qui ne les rend pas accessibles à tous, mais en raison aussi du peu de mystère qui les entoure. La seule relation qu’on y puisse trouver est que cela se fait avec des pièces de monnaies et des cartes à jouer. Cela n’ajoute ni n’enlève rien au mérite. J’ai donc pensé que les quelques considérations que j’aie émises ne seraient pas sans présenter quelque intérêt à MM. les « Aficionados » et autres fervents adeptes de notre art. Cela a suffi pour m’encourager à en parler.
Du reste, de quoi parlerions-nous bien ici, si ce n’est de toutes ces choses ? Et qu’y-a-t-il, en somme, de plus intéressant au monde, pour nous, que les trucs et les truqueurs, avec leur séduisant cortège d’attrayantes mystériosités ?
E. Raynaly
(1) Visiblement, Foletto amusait beaucoup Raynaly !
Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.