Un « tour » de cartes imprévu nous est rapporté par René SEDILLOT dans son ouvrage Histoire morale et immorale de la monnaie aux éditions Bordas, Paris.
A l’époque où le Canada s’appelait encore La Nouvelle France les colons français pratiquaient le troc avec les Indiens mais, entre eux et dans leurs échanges avec le Royaume, utilisaient la monnaie métallique (Louis, Ecus, Sous et Liards). Cette monnaie suivait le trajet suivant : une fois par an, au printemps, un vaisseau venu de France traversait l’océan pour apporter au Gouverneur les moyens de régler les frais de l’administration de même que la solde du régiment stationné dans la province. Mais en automne, le vaisseau repartait vers le Royaume, chargé de la monnaie venant des impôts et des règlements des différents produits commandés et livrés l’année suivante. En conséquence, un problème de « jointure » se posait en hiver, ce qui demandait au Gouverneur, Jacques de Meulles, des trésors d’imagination et la mise à disposition de ses propres deniers pour régler les dépenses courantes.
C’est dans ces conditions qu’un jour de 1685, alors qu’il était aux abois, il lui vint l’idée de créer lui même de la monnaie. Les hivers canadiens sont longs et rigoureux, les jeux de cartes étaient nombreux ; le dos des cartes était blanc. Il utilisa les cartes à jouer comme billets. Afin de leur donner de la valeur il faisait apposer sur le dos blanc des fleurs de lys de même que sa signature ainsi que celles de son chef de service et du trésorier ; le valeur était écrite en toutes lettres. Il en fit de trois valeurs : carte entière à quatre francs – demi carte à quarante sous et quart de carte à 50 sous. Évidemment, ceux qui recevaient ces cartes en paiement avaient confiance qu’ils pourraient les échanger ensuite contre de la monnaie sonnante et trébuchante. Ils s’y opposèrent d’autant moins qu’une ordonnance du gouverneur interdisait de les refuser. (Autoritaire, certes, mais moins radical qu’après la révolution bolchevique en Russie où l’on trouvait « ce billet est garanti par la tête de celui qui le refuse » !)
Vu les risques de falsification, le roi Louis le Quatorzième manifesta sa très vive désapprobation. Mais le Gouverneur réitéra et les Canadiens prirent l’habitude de se servir de ces cartes-monnaie. Il s’en trouva même pour les thésauriser et refuser de les échanger. Le roi désapprouva derechef mais peine perdue, les gouverneurs usèrent et abusèrent de ce moyen commode au point qu’il arriva un moment où il ne fut plus possible de se procurer assez de monnaie métallique pour les échanger. La méfiance pris le dessus et l’inflation s’ensuivit. Malgré tout, sous le jeune Louis XV, comme le Canada connaissait une forte croissance et avait besoin de moyens d’échange, les cartes reçurent la consécration royale.
La solution adoptée avait cependant quelques inconvénients : fabriquer assez de cartes neuves supplémentaires, remplacer les cartes usagées et trouver le temps pour y apposer tampons et signatures (cinq mois minimum dans l’année). On décida de s’approvisionner à Paris où l’on fit l’acquisition d’une grande quantité de cartes non imprimées (question de prix et de temps de fabrication). Malheureusement le bateau qui les amenait n’eut pas de chance avec les flots et la plupart des cartes s’étaient imbibées et étaient devenues inutilisables. L’aventure des cartes-monnaie trouva sa fin avec la prise du Canada par les Anglais. Dans le traité, le roi de France s’était engagé à exécuter leur conversion en monnaie métallique. Ce qu’il fit, mais au quart de leur valeur nominale (inscrite sur la carte) et pas plus mille livres tournois par personne. Jusqu’à nos jours, aucune carte de l’époque n’a été retrouvée ; même la banque du Canada ne peut présenter que des imitations dans ses collections. Alors si vous avez une âme de chasseur de trésors…à l’ouvrage.