Note du traducteur Jean Merlin :
Voici une traduction libre d’un article de Chris Jones1 paru le 13 octobre 2022 dans la revue The Atlantic, sous le titre original de The Original Tiger Kings. Il m’a été fourni par Sébastien Clergue lors d’un dîner et j’ai été pris par la forme du récit. Tout ce que j’ai pu lire avant sur Siegfried & Roy a été écrit par des magiciens, ou des amateurs de magie. Ici l’optique est différente : c’est un journaliste qui écrit sans amour, mais sans haine et il est quasi parnassien dans sa démarche. C’est une enquête faite par un étranger à notre métier et c’est ça qui en fait l’intérêt à mes yeux. C’est pourquoi, j’ai voulu le traduire pour la communauté francophone, mais en le retravaillant pour corriger çà et là des manques ou d’infimes erreurs, ou placer des commentaires quand je n’étais pas pleinement d’accord ou des informations qu’il ne pouvait posséder (en italique dans le texte).

Les derniers survivants d’un empire déchu vivent désormais derrière le Mirage, à Las Vegas, au bord de la piscine. Dans un bon jour, le Secret Garden de Siegfried & Roy attire plus de mille visiteurs, le droit d’entrée de vingt-cinq dollars étant justifié principalement par l’ombre des palmiers et la tranquillité que le lieu offre, par rapport à tout le carnaval bruyant qui hante le reste de la ville. Lors d’une récente visite, seules quelques familles étaient venues voir, examinant les cinq animaux endormis exposés : trois tigres, un lion et un léopard. Le Secret Garden a longtemps fonctionné comme un établissement voué à l’éducation. « Regarde, un lion », a dit un jeune père à son fils, tout en montrant un tigre… Pourtant, une sorte de magie résiduelle demeure.
Au sommet de leur gloire si particulière et peut-être éteinte à jamais, Siegfried & Roy étaient sans doute les magiciens les plus célèbres depuis Houdini. Selon le moment où vous entrez dans leur histoire ou celui où vous en sortez, elle est soit triomphante, soit tragique, mais toujours surprenante ou inéluctable. Leur saga peut mettre en évidence le pouvoir du mensonge bien orchestré, y compris ceux que nous nous racontons à nous même, ou prendre d’autres fois, la forme d’un récit édifiant sur les limites de la fiction, en particulier lorsque le destin, prend la forme d’un tigre qui en a marre ! Aujourd’hui, l’histoire du Mirage est sur le point d’atteindre sa conclusion : triste, mais instructive, comme se terminent tant de fables modernes : avec une prise de contrôle d’une entreprise.
En décembre 2021, Hard Rock International a accepté de payer à MGM un peu plus d’un milliard de dollars pour le droit d’exploiter le Mirage, y compris une licence de trois ans sur le nom.
Pendant un peu plus longtemps, l’hôtel continuera d’être commercialisé comme une oasis du désert, et son volcan emblématique continuera d’entrer en éruption à heures fixes. Mais Las Vegas est la ville la moins sentimentale du monde, et Hard Rock a déjà annoncé son intention de « réinventer » la propriété, notamment en construisant un hôtel en forme de guitare comme celui qu’il a ouvert à Hollywood, en Floride, en 2019 (Et là, je crains le pire…). Mais Le Mirage, « l’hôtel qui a transformé Las Vegas à jamais », disparaîtra donc du Strip à l’âge de trente-cinq ans, un matin, dans le souffle rauque d’un dragon à implosion… et redeviendra pour l’éternité « un mirage », dans le sens primitif du mot !

Il est moins évident de savoir ce qui arrivera au Secret Garden et à ses habitants, qui comprennent quelques dauphins en plus des fauves. Chaque matin, les employés se saluent avec la même inquiétante question : « Avez-vous entendu des nouvelles nous concernant ? » Mais personne n’a rien entendu. Il y a pourtant une certitude au Secret Garden : la fête est finie ! Le programme d’élevage s’est terminé il y a des années, et donc, un par un, sa population continuera à décliner. La seule question est de savoir quand, exactement, elle atteindra zéro.
Le sort de la statue plus grande que nature de Siegfried & Roy – deux énormes bustes avec leurs brushings impeccables, encadrant l’un de leurs tigres bien-aimés – est également inconnu à ce jour. La statue a une place apparemment précaire sur le tronçon du Strip situé entre le Mirage et le Treasure Island. Lorsque Roy est décédé en mai 2020, les personnes en deuil ont placé des fleurs et des bougies à sa base. Ils firent de même lorsque Siegfried mourut sept mois plus tard. Aujourd’hui, les gens s’arrêtent encore pour prendre des photos, en prenant soin de bien recadrer pour éviter le SDF qui campe parfois sur le trottoir à proximité. La statue a été peinte pour donner l’impression qu’elle est en bronze, mais il y a suffisamment de fissures dans la peinture, en particulier sur le nez du tigre, pour révéler que ce n’est pas le cas. C’est creux, et un matin, il ne faudrait pas beaucoup d’hommes pour la faire disparaitre à jamais.

C’est presque difficile à comprendre en cette période où tout est frappé par l’éphémère, mais il fut un temps où deux fils de soldats allemands ruinés par la guerre purent se parer de capes couvertes de strass et de galuchat, surbrodées et chargées de fausses pierres précieuses, puis faire des tours classiques en compagnie de quelques animaux magnifiques et se classer parmi les artistes les plus connus et les plus riches au monde.
En juin 2022, avant une vente aux enchères de certains des biens de Siegfried & Roy, y compris des bijoux, des œuvres d’art sur le thème du tigre et leurs kimonos assortis, le Los Angeles Times, sentencieux, a décrété : « Il ne sera plus désormais possible d’être aussi célèbre et aussi riche que Siegfried & Roy ». Leur mot magique était SARMOTI, qui signifiait « Siegfried & Roy, maîtres de l’impossible ». Ils ont dû parfois regarder autour d’eux pour s’en persuader et y croire eux même…
La croisière s’amuse
Siegfried Fischbacher a rencontré Uwe Ludwig Horn, plus tard connu sous le nom de Roy, sur un bateau de croisière allemand nommé TS Bremen en 1959. Siegfried avait vingt ans, une forte mâchoire et travaillait comme steward de première classe. Certains soirs, il prenait le pseudonyme de « Delmare le magicien », pour se produire devant les passagers. Il pratiquait depuis qu’il était enfant et a affirmé que la première fois que son père – brisé par la guerre et devenu alcoolique – l’avait un peu considéré, c’était après avoir fait disparaître une pièce de monnaie : « Mais comment diable as-tu fait ça ? ». Siegfried passera le reste de sa vie à tenter d’exorciser cette phrase…

Roy avait cinq ans de moins et soif d’aventure, ayant abandonné l’école et une enfance tout aussi malheureuse pour travailler comme groom en mer. Il avait comblé sa propre absence d’affection paternelle avec des animaux et de la fantaisie. Roy a affirmé toute sa vie que le chien loup de son enfance l’avait autrefois sauvé des sables mouvants… Une nuit sur le navire, Roy a regardé Siegfried faire son numéro et n’a pas semblé impressionné. Aussi doué techniquement que Siegfried apparaissait, aussi beau qu’il fût, ses tours étaient usées jusqu’à la corde, dépourvus de surprise ou de flair. Son spectacle comprenait un chapeau, et le chapeau contenait un lapin. « Si vous pouvez faire disparaître un lapin », a demandé Roy, « pourriez-vous faire la même chose avec un guépard ? » Et en le regardant, beau comme il était, Siegfried rêveur, lui a dit « oui ». Peu de temps après, Roy fit signe à Siegfried de rejoindre sa cabine de l’autre côté du couloir. Il lui a ouvert sa porte. A l’intérieur, un énorme « chat » les attendait. Le « chat » s’appelait Chico et il était indéniablement un guépard !
Roy regarda Siegfried, qui était abasourdi. « Là où il y a de la confiance, il y a de l’amour », a déclaré Roy, et Siegfried a choisi de le croire sur parole ! Au cours des six prochaines décennies que Siegfried & Roy vont passer ensemble, la nature de leur relation a toujours été délibérément opaque. Parfois, ils semblaient être amis, parfois amants, parfois rivaux…
(L’auteur de l’article semble regretter qu’ils n’aient jamais officialisée leur relation ! A quoi bon ? Elle était connue de presque tous, et quand on sait le nombre de femmes de la quarantaine, qui ne venaient QUE pour admirer Siegfried, comme d’autres à une autre époque ne venaient QUE pour admirer Pollock, stigmatiser leur relation aurait été – selon moi – une grosse faute de marketing !)

Mais l’un pour l’autre, ils n’avaient aucun secret. « Ils communiquent littéralement sur scène d’un coup d’œil », a déclaré leur manager Bernie Yuman. Ils se connaissaient mieux que beaucoup d’entre nous ne se connaissent eux-mêmes. Siegfried, le blond, était le magicien, l’ingénieur, le perfectionniste, la statue. Roy, avec ses cheveux noirs de jais et ses moustaches occasionnelles, était celui qui murmurait à l’oreille des fauves, le rêveur, le fabuliste, l’étincelle qui vous allume. Ils ont fait leur premier spectacle ensemble, avec Chico, à bord du Bremen. Siegfried a exécuté son numéro de magie, Roy était son assistant peu orthodoxe, et le guépard se comporta comme un « chat » ordinaire, sauf qu’il était beaucoup plus grand et plus dangereux.
Le capitaine n’était pas content qu’un garçon encore adolescent ait introduit clandestinement un guépard sur son navire, mais le public a adoré. Bientôt, Siegfried, Roy et Chico sont devenus un incontournable à bord. Le trio a ensuite rebondi à travers l’Europe, se faisant une clientèle dans les villes de jeux du monde entier comme Monte Carlo. Leur numéro consistait en des tours simples et classiques, comme quelqu’un disparaissant dans une boîte, puis réapparaissant quelques instants plus tard. Mais les jeunes Allemands exécutaient chaque illusion avec une précision horlogère qui devint leur signature et avec en plus un « gros chat » de cinquante kilos. Les foules adoraient particulièrement Chico, qui tiendra bientôt la première place sur les flyers.
(L’auteur oublie dans son article Le lido de Paris, dans lequel ils ont triomphé pendant plus de deux ans…)
Las Vegas
En 1967, un découvreur de talents leur propose de venir à Las Vegas, au Tropicana, où allait se donner une version un peu plus « light » du spectacle des Folies Bergère, la revue parisienne où Joséphine Baker devint célèbre. L’idée était de faire un spectacle dont le ticket se vendrait à prix d’or et ferait courir le tout Las Vegas, où un Frank Sinatra, en fin de parcours, chantait parfois quelques commas en dessous du ton, devant un Sammy Davis Jr. purement cokéfié et d’une ligne de showgirls aux seins nus mais avec des coiffes luxuriantes en plumes. Il n’était pas évident qu’une paire de magiciens allemands portant cape et exhibant un guépard, puissent plaire à l’ensemble des impresarios (juifs) à gros cigares.

(Une séquence illustrera cela dans un des premiers spectacles du Mirage, où l’on voyait des gros anneaux de fumée sortir du côté jardin et où on entendait la voix d’un supposé impresario dire « Vois ce que ton peuple a fait à mon peuple… » et Siegfried répondait « Vous savez j’étais tout petit à l’époque et aujourd’hui encore, je le déplore » la séquence fut retirée par la suite, car on ne peut bâtir un spectacle sur de la haine, fut-elle justifiée… Mais elle a quand même durée plus d’un an, et c’est une partie du prix que Siegfried & Roy ont dû payer pour jouer dans la cour des grands).
Mais revenons au Tropicana. Ils y passaient en 14ème position d’un long programme, entre des « hommes forts » et un xylophoniste comique. À vrai dire, Siegfried ne se sentait pas vraiment chez lui à Las Vegas au début, et il a exprimé à plusieurs reprises son désir de regagner l’Europe. Roy a passé le reste de sa vie à essayer de faire en sorte que Siegfried se sente de plus en plus chez lui, comme s’il avait peur que son partenaire décide un jour de partir. Ils ont alors emménagé dans un manoir qu’ils ont appelé le Jungle Palace, juste au nord de la ville. C’était un édifice de type marocain rempli de curiosités du monde entier.
(Siegfried & Roy n’ont peut-être jamais fait leur « coming out » au sens moderne du terme, comme semble le déplorer l’auteur de l’article, mais ils ont vécu ensemble, ou tout au moins dans la même demeure, toute leur vie d’adulte.)


Plus tard, Roy transformera quatre-vingts acres de désert en un complexe tentaculaire appelé Little Bavaria, si artificiellement luxuriant que Siegfried pouvait fermer les yeux et imaginer qu’il était de retour en Allemagne, écoutant le chant des oiseaux. Ils sont d’abord montés en grade au Tropicana, petit à petit, jusqu’à atteindre « le haut de l’affiche, » et en devenir la grande finale. Puis Frank « Lefty » Rosenthal – l’inspiration du personnage de Robert De Niro dans Casino – a amené tout le spectacle au Stardust en 1978, où ils ont utilisé leur nouveau statut et leur nouvelle réputation, pour avoir pour la première fois de leur vie leurs noms en gros sur un marquee de Las Vegas (Bernie Yuman, a largement aidé !) À la signature, pour faire bonne mesure, Rosenthal a également ajouté une Rolls-Royce argentée que, selon Siegfried, il avait initialement acheté comme cadeau pour sa femme…


En 1981, Siegfried & Roy déménagent à nouveau, cette fois-ci au Frontier, où ils ont fait là un spectacle de variétés intitulé Beyond Belief. Ils y ont sorti leur vision extrêmement datée des années 80. Barbra Streisand, Elizabeth Taylor, Sylvester Stallone, Dolly Parton et Robin Williams sont venus les voir jouer. Michael Jackson a écrit et enregistré Mind Is the Magic, qui deviendra leur chanson thème, en guise de faveur personnelle. Ils ont été reçus en audience par pas moins de trois présidents – Carter, Reagan et le premier Bush – et, pour faire bonne mesure, le pape Jean-Paul II. Pour la plupart des gens, cela aurait pu suffire. Mais pas pour Siegfried & Roy.
The Mirage
Un jour de 1986, un développeur du nom de Steve Wynn a annoncé qu’il allait construire le premier hôtel-casino d’un nouveau genre à Las Vegas, celui qui allait démoder tous les autres. Wynn avait tranquillement assemblé une énorme propriété sur le Strip : cent-dix acres de premier ordre juste au nord du Caesar Palace. Il n’avait pas encore de nom pour cela, mais il savait déjà qu’il compterait trois mille chambres, ce qui en ferait l’un des plus grands hôtels du monde. Siegfried & Roy n’ont pas été insensibles à cette annonce… Une rencontre a été organisée. Les trois hommes se sont assis et ont élaboré un plan. Siegfried & Roy s’étaient toujours sentis à l’étroit dans les lieux dans lesquels ils se produisaient. Leurs théâtres étaient toujours « préconstruits », et conçus pour accueillir des spectacles moins importants que ce qu’ils avaient en tête. Au Stardust, ils avaient dû persuader Rosenthal de percer un énorme trou dans le plafond du théâtre pour faire place à une nouvelle illusion. Maintenant, Wynn allait construire un monument à partir de zéro. S’il construisait également un théâtre Siegfried & Roy – un théâtre de trente millions de dollars avec mille cinq-cents places, fait sur mesure selon leurs spécifications, avec un appartement de deux chambres à l’étage et une scène assez grande pour un dragon mécanique géant (John Napier) – ensemble, ils pourraient monter un nouveau genre de spectacle à Las Vegas, un spectacle, dramatique et magnifique, auquel les familles entières pourraient assister, car sans grossièreté, ni nudité, ni blagues grivoises, juste de la magie, de la grande et belle magie.
(Ce concept était particulièrement audacieux pour l’époque dans laquelle la maffia italo-juive « the mob » trouvait que les enfants ne devaient pas avoir leur place dans une ville où l’on vient pour jouer. Les enfants étaient considérés comme « un frein possible au jeu ». Les familles étaient mal vues, et dans les années 95-97, « the mob » était persuadée que les meilleurs clients, – ceux qu’il faut favoriser – « c’est le couple de la quarantaine, non marié, et qui vient passer quarante-huit heures à Vegas, avec 4000$ à dépenser pendant le week-end. » C’était ça la cible. Et donc, Wynn a dû convaincre la maffia qu’il y avait une autre voie possible pour faire de l’argent ; Take it from me, Il fut toléré, mais pas tout à fait compris…)

Siegfried & Roy se produiront donc au Mirage et seulement là, pour le reste de leur carrière, devenant, dans le processus, plus que des artistes. Ils allaient incarner une vision, une idée, « une marque de fabrique » dans l’esprit des gens du monde entier. Et ils feraient de Las Vegas quelque chose de plus grandiose qu’une rangée de salles de jeux vieillissantes, fatiguées de s’auto glorifier. Au contraire, ils se préparaient à en faire le lieu où les rêves allaient vraiment se réaliser : le Mirage.
(Et rendre vrai… un Mirage, n’est-ce pas le commencement de la vraie magie ?)
Le design novateur du Wynn, et le théâtre « de toute leur vie à venir », ouvriraient en 1989. Les nouveaux partenaires de Wynn avaient trois ans pour se préparer. Durant la dernière de ces années de préparation, Siegfried & Roy ont pris la route, jouant au Japon, jouant à New York, cimentant leur réputation mondiale tout en devenant le teasing de leur prochain show à Las Vegas, de sorte qu’à leur retour, leur arrivée soit attendue et célébrée.
« Sans Roy, Siegfried ne suffirait pas », affirme une femme nommée Lynette Chappell. « Et sans Siegfried, Roy serait trop ». Personne ne connaissait les deux hommes comme Chappell. Elle a grandi au Kenya et dans ce qui était alors la Rhodésie, aujourd’hui le Zimbabwe, et a déménagé à Las Vegas en tant que danseuse alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Mais un certain soir, elle s’est posée, puis immobilisée, sur les sièges pendant les répétitions du nouveau spectacle de variétés du Stardust. Siegfried & Roy, encore au début de leur renommée – et de leur maîtrise de l’anglais – tout en travaillant en muet accompagnés de leur fidèle guépard auquel ils ont adjoint un léopard. Les animaux rappelaient à Chappell sa provenance, et elle était énormément frappée par ces deux allemands essayant de se faire un nom dans le désert. Elle s’est particulièrement liée d’amitié avec Roy vu leur amour commun des grands félins et s’est portée volontaire pour s’occuper des animaux chaque fois qu’une assistance serait nécessaire. L’offre de Chappell a été le début d’une collaboration permanente. Mais elle fit plus : Pendant des années, Siegfried avait fait disparaître Roy, ce qui signifiait que Siegfried restait seul sur scène pour recevoir les ovations debout. Même sans le dire, Roy n’aimait pas beaucoup ça.
(Lynette a compris avant tout le monde, que ne pas partager les bravos, c’était aller droit vers une séparation, et pour se faire une place permanente, elle va proposer aux deux garçons de prendre le mauvais rôle) Les deux hommes avaient besoin d’un « faire valoir » pour pouvoir partager ENSEMBLE l’admiration de leur public. « Ils ont décidé qu’ils avaient besoin d’une victime », explique Chappell. En fait, c’est ELLE qui a tout manigancé … mais de façon visionnaire !)


Elle est devenue la « reine maléfique » qui a été lévitée et sciée en deux. Plus tard, elle les a suivis jusqu’au Frontier, et enfin jusqu’au Mirage, regardant leur univers s’étendre depuis sa place, située à l’épicentre de leur show. Le spectacle au Mirage fut un succès immédiat. Wynn a érigé un énorme marquee devant l’entrée : « Siegfried & Roy, magiciens du siècle ». Siegfried & Roy ont joué deux spectacles par soir, six soirs par semaine sans jamais montrer de lassitude. Ils ont fait assoir huit cent mille paires de fesses dans les fauteuils, et pendant toutes ces années, chaque membre du public a payé jusqu’à cent dollars pour le privilège de les voir. Pour Wynn et le Mirage, cela représentait plus de quarante millions de dollars par an. Pour Las Vegas, cela signifiait plusieurs millions de plus dans les chambres d’hôtel, les repas, les trajets en taxi et les jeux. La plupart des anciens casinos, les lieux où Siegfried & Roy étaient devenus célèbres, sont tombés en désuétude, ouvrant la voie à des répliques à peine déguisées du Mirage : Excalibur, Louxor, New York-New York, Paris, le Venetian. Chacun ayant des « artistes-maison » Beaucoup d’entre eux étaient, comme par hasard, des magiciens.
(A cette époque, ainsi que je l’ai notifié dans mon premier livre sur Vegas, il y avait dix-sept spectacles de magie en ville… et la maffia, s’est mise à douter : Et si Wynn avait raison ?)
Mais pendant ce temps Siegfried & Roy et leurs deux cent cinquante employés ont continué de travailler sous une pression quasi obscène ; On ne sera pas surpris d’apprendre, qu’il y ait souvent eu des tensions entre eux, au théâtre, comme à la maison… Lorsqu’on lui a demandé si elle avait déjà ressenti de la peur avec les félins, Chappell a bien rit. « Non, non », dit-elle. « C’était beaucoup plus sécurisant pour moi d’être dans un petit espace avec un guépard ou un tigre qu’avec Siegfried ou Roy. »
La principale méthode de communication de Roy était le cri, quelle que soit son humeur. Mais quand quelqu’un manquait de respect à l’un de ses animaux, sa voix devenait plus basse. « Je souhaite attirer votre attention sur le fait que vous dérangez un putain de tigre ». Les humeurs parfois féroces de Siegfried étaient généralement déclenchées par Roy, qui était à la fois une présence incontournable mais impossible à gérer. Siegfried avait tellement besoin de l’adulation de son public que certains soirs, il se promenait dans la foule avant le spectacle, se cachant derrière un masque, volant de l’énergie à ses fans tout excités.
(J’ai moi-même pu apprécier le phénomène : à l’entrée, près du contrôle des billets, se tenaient trois ou quatre personnes, portant des sortes de gandourahs dorées, et des masques assortis. Ils distribuaient certains jours des pièces (fausses) d’or et d’autres jours, des étoiles lumineuses autocollantes, qui faisaient la joie des enfants.)

Mais JAMAIS la pensée que Siegfried pouvait être parmi eux ne m’a effleuré ; J’ajoute que l’événement n’avait pas lieu tous les jours. Quant à Siegfried, son besoin pathologique de compliments, de considération et sa peur constante qu’on les lui refuse, faisaient qu’il pouvait se mettre en colère pour de minuscules erreurs de timing ou d’effets que lui seul voyait ou percevait. Même dans l’effervescence d’un théâtre plein à craquer, il remarquait immédiatement LA SEULE ampoule qui était claquée, son œil errant vers la lumière manquante pour le reste du show. Une convocation après le spectacle dans les appartements de Siegfried était la pire façon possible, pour un employé, de terminer la soirée. Il s’asseyait sur sa chaise, dégoulinant de sueur, tirant sur une cigarette. « Dis-moi pourquoi c’est arrivé », disait-il. « Et puis surtout explique moi, ce que tu vas faire maintenant pour que ça n’arrive plus jamais. »
L’éléphant et les fauves
Il n’y a pas de mauvais éléphants, mais certains éléphants sont plus faciles à manipuler que d’autres… Lorsque Siegfried & Roy ont déménagé au Frontier, ils ont acquis Gildah, une excellente éléphante. Elle était au cœur de ce qui était alors un nouveau « vieux truc » : faire disparaître un éléphant. Houdini l’a fait en 1918.
(Voir le livre de Steinmeyer Hiding the éléphant dans lequel, lorsque la direction de l’hippodrome de New York cherche un moyen d’exécuter le truc, elle lancera un appel d’offre auquel il n’y aura que deux réponses : Houdini et Jarrett. Jarrett sera rejeté à cause de son franc parlé, et pourtant sa solution était cent fois meilleure que celle d’Houdini. Des années après, au Mirage, Siegfried & Roy vont enfin rendre justice à Jarrett en mettant en scène SA solution, celle qui va tromper des millions de spectateurs.)

La disparition de l’éléphant, aucun magicien ne l’avait tenté depuis, principalement parce qu’aucun magicien n’avait un éléphant à portée de main, ou un espace assez grand pour en faire disparaître un. Siegfried était un étudiant passionné de magie, mais il n’a jamais été un inventeur. Siegfried & Roy savaient qu’ils seraient pardonnés pour leurs illusions « non originales » tant qu’ils les élèveraient à un niveau supérieur à celui des autres, et les grands fauves ont une façon de tout élever. Mais la contrepartie de ce marché « passé avec le diable » était que Siegfried & Roy ne pourraient devenir la version transcendée d’eux-mêmes qu’en s’entourant des instruments de leur future destruction. Au milieu des années 90, ils avaient une incroyable ménagerie de grands félins ainsi que d’innombrables autres animaux exotiques : pythons, alpagas, cygnes, chevaux, chèvres et une dinde nommée Merlin. (!) Certains vivaient au Jungle Palace ou à Little Bavaria, mais après la construction du Secret Garden, en 1996, les fauves y étaient généralement gardés.

Le complexe est également devenu la maison d’une femme extrêmement dévouée nommée Melody Hitzhusen. Melody était quasiment née aux pieds des éléphants du Ringling Bros Circus, et avait acquis une maîtrise, voir un flair, sur la façon de parler à des animaux, avant que Siegfried & Roy, conquis, ne la téléportent « d’un cirque à l’autre » avec la promesse de magie, de félins et d’un petit appartement de style bungalow au cœur de l’enclos des animaux. Au moment où Hitzhusen est arrivée, Roy – elle l’appelait M. Roy – était presque toujours en compagnie de tigres. Aveugle à tout ce qui n’était pas le numéro, il prenait souvent son déjeuner à côté de la piscine des dauphins du Secret Garden, se prélassant dans les bonnes ondes que leur nage créait. Après le guépard et le léopard, le prochain « chat » de Roy avait été un lion qu’il avait obtenu d’une manière ou d’une autre de Porto Rico, où lui et Siegfried partaient en vacances plusieurs semaines par an. Les lions, a-t-il découvert, ne perdent jamais vraiment leur instinct de prédateur. Les lions veulent chasser, ce qui en font des animaux nerveux. « Vouloir déplacer un lion plusieurs fois par jour, c’est organiser soi-même la catastrophe », nous murmure Hitzhusen. Les tigres sont beaucoup plus désireux de plaire. La « séquence de Siegfried & Roy » – un nom collectif pour un groupe de tigres ; un autre est « l’embuscade » – commencée en 1983 avec l’acquisition de trois « chatons » blancs, importés d’Inde via le zoo de Cincinnati. Ce que Roy appelait sa « famille » a grandi à partir de là. Il y eut bientôt des dizaines de tigres au Secret Garden, dont beaucoup étaient blancs. Roy a souvent affirmé que les tigres blancs étaient une sous-espèce distincte du tigre. C’était un mensonge, dissimulant une vérité moins avouable. On pense que chaque tigre blanc aux États-Unis est le descendant d’un tigre blanc mâle du Bengale capturé dans la nature, en Inde, alors qu’il était petit, une anomalie génétique nommée Mohan. Il a été accouplé avec sa propre fille (…) pour produire encore plus de tigres blancs, et son sang « déviant » coule encore dans les veines de nombreux tigres aujourd’hui. La plupart des tigres blancs ont l’air majestueux car il y a des exceptions incestueuses et ils semblent pouvoir posséder des pouvoirs divins… La vérité est moins drôle : ce sont des mutants. Ce sont juste de beaux monstres.


L’illusion de loin la plus étonnante, de Siegfried & Roy a été de faire oublier à tout le monde qu’eux-mêmes et leur public de célébrités, comme de touristes ordinaires, se trouvaient en sécurité à proximité d’animaux sans entrave mais largement redoutés pour leur capacité à tuer. Il y avait presque toujours un moment pendant le spectacle où Roy entrait dans une cage et, à l’aide d’un rideau violet et de quelques portes cachées, était « transformé » en lion, et ce lion prenait presque toujours un coup de main de Siegfried sur la truffe, et après celui-ci devait éluder théâtralement les coups de griffes données en retour. Un jour, Siegfried n’a pas réussi à échapper aux griffes d’un lion qui est « sorti du scénario » et lui a mordu le bras. Il a eu besoin de plusieurs dizaines de points de suture pour refermer la plaie. Pour les spectateurs, la séquence du lion semblait être un moment de risque réel, et la cicatrice de Siegfried a prouvé que c’était le cas à certains égards. « En tant que membre du public, vous êtes attiré par ce type de risque », a déclaré Lance Burton, un ancien magicien de Las Vegas. « Parce que vous ne savez pas si cela fait partie du show ou si vous êtes justement venu le jour où le lion va l’attraper. » Le rôle de ce moment de risque fabriquer a également masqué par sa magie le risque réel pour toutes les personnes impliquées.
(On ne saurait affirmer que cela a été intentionnel au début, mais quand on a eu compris l’utilité de ce moment, on l’a soigneusement mis en scène).
Cette séquence stigmatise un peu la façon dont nous percevons le risque : la façon dont nous éprouvons un frisson à monter sur des montagnes russes alors que le trajet vers le parc d’attractions est beaucoup plus susceptible de nous tuer.

Même Teller, du duo Penn & Teller, et pourtant amoureux farouche de la vérité, a succombé à l’illusion du public de Siegfried & Roy, se trouvant en sécurité. Je me souviens juste que Siegfried s’est calmement tourné vers un tigre et nous a pointé du doigt et lui a dit : « Mange-les », a déclaré Teller. La blague était habituelle – un moment soigneusement planifié, mais conçu pour sembler spontané et spécial – et tout le monde a consciencieusement ri, y compris Teller. « En fait, j’ai été amené à croire que ces animaux étaient en quelque sorte humanisés par magie », dit-il.
L’incident
A ce jour, presque tous ceux qui gravitaient dans l’orbite de Siegfried & Roy utilisaient le même terme ambigu pour discuter de l’affrontement fatidique de Roy avec l’un de ses animaux : ils l’appelaient « l’incident ». Le soir du 3 octobre 2003, Roy a été mordu au cou par un tigre blanc nommé Mantecore. Il ne s’est jamais complètement remis de ses blessures ou de l’accident vasculaire cérébral associé et des arrêts cardiaques qui ont suivi. Là-dessus tout le monde est d’accord. Mais à partir de là, la vérité fait l’objet d’une controverse considérable. Toutes les nuits, Siegfried & Roy parcouraient chacun huit kilomètres au cours d’un seul spectacle, car parfois, ce qui ressemble à une téléportation n’est juste que quelqu’un qui court très vite dans un tunnel… Le reste de la soirée consistait à parcourir une série de tableaux très magiques, mais sans rapport entre eux. À un moment de la représentation, l’énorme dragon mécanique de Siegfried & Roy semblait leur écraser la tête dans ses serres, seulement pour que nos héros reviennent à la vie et le battent, combattant son feu si chaud que les membres du public pouvaient le sentir sur leurs joues.

« L’incident » s’est produit pendant une partie du show intitulée The Rapport, un intermède calme conçu pour permettre à toutes les personnes impliquées de reprendre leur souffle. Roy promenait un tigre blanc sous les projecteurs de la scène et présentait le félin au public. Cette nuit-là, Roy a dit à la foule que c’était la première fois que Mantecore montait sur scène. « Siegfried & Roy ont toujours voulu donner à chaque spectateur l’illusion, qu’il vivait une soirée unique », a déclaré Chappell. Mantecore avait sept ans et avait joué The Rapport plus de deux mille fois. Au cours de ces plus de deux mille rencontres précédentes, Roy a fait tourner Mantecore en cercle, s’est arrêté, s’est couché par terre, a mis un microphone sur la bouche du fauve et lui a demandé de parler. Le tigre a laissé échapper un rugissement sourd. Puis Roy s’est remis debout et le tigre s’est levé pour poser ses pattes avant sur les épaules de Roy. Mantecore mesurait environ deux mètres quinze et pesait 180 kilos, éclipsant le petit Roy, malgré des talons de bottes à ressort conçus pour le faire paraître plus grand qu’il ne l’était. L’homme et le tigre ont dansé sur la scène, recevant toujours une vague d’applaudissements avant de sortir à jardin. Il semblait que Roy et Mantecore partageaient quelque chose comme de l’amour, et certaines nuits, l’effet pouvait émouvoir les spectateurs jusqu’aux larmes. Il n’est pas rare que les personnes ayant une dévotion extrême envers les animaux croient que les objets de leur affection leur sont également dévoués.
Roy était sans aucun doute plus à l’aise avec les grands félins qu’avec n’importe quel autre être humain. Il avait passé tellement de temps avec eux. Roy était présent à chaque naissance – son visage était la première chose qu’ils voyaient, sa voix le premier son qu’ils entendaient – et chaque animal était conditionné à vivre une vie extrêmement contre nature à partir de ce moment. Lorsque les tigrons avaient trois semaines, Roy les initiait aux lumières et aux bruits du théâtre, les prenant dans un panier et les berçant dans ses bras, permettant aux membres du public de caresser leur douce fourrure. Ces mêmes tigrons ont grandi pour se prélasser comme de gigantesques chats domestiques, errant librement dans les propriétés, dormant dans des lits, nageant dans la piscine, exécutant des tours pour le public et recevant des friandises pour leur obéissance. Roy les a même chevauchés comme des coursiers. C’était comme s’ils étaient nés deux fois : une fois pour être blancs, et une autre fois pour devenir autre chose que ce qu’ils étaient censés être.

Ce soir-là, Roy, ainsi que plusieurs de ses employés et même certains membres du public savaient que quelque chose n’allait pas dès le début de The Rapport. Mantecore semblait confus et de mauvaise humeur, manquant une marque de quelques secondes après le début de l’acte. Certains témoins pensaient que Roy était également un peu décalé, peut-être fatigué de la célébration de son 59ème anniversaire la nuit précédente, peut-être malade.
(« De toute façon, Il n’était pas en forme », dira Hitzhusen.)
Il faut dire que depuis un temps, Siegfried & Roy montraient régulièrement des signes de fatigue – pendant une certaine période, Siegfried a géré le stress du show avec trop de Valium – et tous deux avaient commencé à murmurer qu’il était sans doute temps de mettre un terme à l’aventure. Mais il est presque impossible d’écrire la fin d’un conte de fées que vous vivez, surtout quand il emploie deux cent cinquante de vos amis les plus dévoués. Siegfried, en particulier, n’était pas sûr de ce qu’il ferait de lui-même dans un possible après… Il n’avait jamais pensé à vivre une autre vie.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Roy à haute voix à Mantecore. Il a alors essayé de corriger la position du tigre sur la scène… En 2019, Chris Lawrence, l’un des dresseurs debout dans les coulisses cette nuit-là, a déclaré au Hollywood Reporter que Roy avait commis une erreur dans la routine. Plutôt que de faire marcher Mantecore en cercle pour amener le tigre à sa position, Roy a essayé de le diriger en le poussant essentiellement avec son bras, ce qui créa une confusion chez le tigre qui connaissait le ballet par cœur. Tout d’un coup, on improvisait, et il n’a pas aimé : Lawrence a déclaré que les yeux de Mantecore avaient pris une teinte verte d’avertissement. Roy a également senti le danger, mais avant qu’il ne puisse agir, Mantecore lui a mordu la main. « Non », gronda Roy, et il tapota le tigre avec son microphone. Et comme le microphone était allumé, le son a fait écho dans le théâtre, qui est devenu alors tellement silencieux qu’on aurait pu entendre tomber une épingle… Lawrence, qui a d’abord hésité à monter sur scène – pour ne pas gâcher l’illusion que seul, Roy contrôlait les animaux avec ses pouvoirs spéciaux – se sentit tout d’un coup obligé d’intervenir, essayant de distraire le tigre avec des tapotements apaisants et des cubes de steak. Mais Mantecore est resté fixé sur Roy. L’énorme chat a donc frappé le petit homme, le faisant tomber de ses pieds à talons truqués et lui enfonça ses dents dans le cou. Du sang se mit à gicler des blessures, mais Roy pu encore expulser suffisamment d’air pour crier, ont déclaré des témoins, lorsqu’il a été traîné par le tigre vers leur sortie habituelle, à jardin. Quelqu’un a noyé Mantecore sous la mousse d’un extincteur, et l’animal a finalement libéré le corps inerte de Roy avant que les soigneurs animaliers ne mettent le tigre dans sa cage, où il a commencé à chercher le dîner qu’il recevait normalement après une représentation.

(Dans une interview pour un journal télé, Lawrence a finalement dévoilé le fond de sa pensée : pris par de nouvelles occupations, Roy ne passait plus assez de temps à jouer avec ses tigres et c’est peut-être ça que Mantecore a voulu lui dire… Va savoir… À la question parfois posée, de savoir pourquoi les deux tireurs d’élite présents chaque soir, n’ont pas bougé, il y a deux réponses : la première c’est qu’ils n’avaient ordre de tirer QUE si un fauve allait dans le public, et même là, la consigne était de ne pas tirer à balle réelle dans un théâtre, mais d’envoyer une cartouche paralysante sur le fauve. La seconde est qu’ils n’avaient reçu aucun ordre pour ce qui se passait sur scène et de plus, Roy étant imprévisible, ils se sont demandé un court instant s’il n’était pas en train d’essayer quelque chose de nouveau pour apporter de nouveaux frissons durant le show… On est donc ce fameux soir où, disent les mauvaises langues, les assureurs sont arrivés avant les médecins…)
Chappell et Hitzhusen ont chacun pris une des mains de Roy alors qu’il était chargé dans une ambulance. Au-delà de cela, Chappell ne parlera pas de l’incident en détail. « Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain-là », a-t-elle répondu. Une fois les rideaux tombés, certains membres du public se sont mis spontanément à prier. D’autres continuaient de penser que l’épisode faisait partie du numéro et attendaient la chute… Certains se sont sauvés hors du théâtre jusqu’au casino et ont pleuré parmi les machines à sous. Les chirurgiens ont sauvé la vie de Roy, arrêtant le saignement et ouvrant ses voies respiratoires, mais il s’est « immobilisé » trois fois et a subi des lésions cérébrales. Il a passé les mois suivants à l’hôpital et les années suivantes à réapprendre à marcher, à parler et à avaler. Après l’incident, Lawrence, l’aide dompteur a été assailli par des cauchemars terrifiants dans lesquels sa gorge était arrachée, et la plupart des employés ont été informés qu’ils devaient trouver un autre travail.
La vie d’après
Après tout cela, Siegfried & Roy sont rarement apparus ensemble en public et ne se sont produits sur scène qu’une seule fois, brièvement, lors d’un spectacle caritatif au Bellagio en 2009. (Et Londres, alors ?)
En 2014, Siegfried & Roy sont apparus sur Entertainment Tonight, prêts à annoncer la « vraie » explication. Le clip est sur YouTube avec le titre « Roy Horn révèle des informations choquantes sur l’attaque de tigre d’il y a onze ans ». Roy, le même homme qui avait un jour affirmé que son chien-loup de compagnie l’avait sauvé des sables mouvants, a dit à son intervieweur apparemment crédule qu’il s’était évanoui sur scène à la suite d’un accident vasculaire cérébral naturel, et le tigre inquiet, sentant le problème, a doucement saisi son cou et, comme une mère transportant un petit, a sorti Roy hors de la scène pour l’aider. La morsure accidentelle et la perte de sang, a déclaré Roy, ont soulagé la pression qui s’accumulait dans son cerveau, lui sauvant la vie. « C’était une bénédiction absolue », a-t-il déclaré.

Comme si cela ne suffisait pas, Roy, en a rajouté une couche sur Facebook, Mantecore avait failli mourir peu de temps après sa naissance et Roy avait ravivé le petit en insufflant de l’air dans ses poumons. Le tigre n’avait fait que lui rendre la pareille. « Je lui ai sauvé la vie, puis il a sauvé la mienne », a écrit Roy. Sans commentaire…
Hitzhusen pense que l’AVC s’est en fait produit avant l’attaque, ce qui expliquerait pourquoi Roy « ne se sentait pas bien ! ». Mais lorsqu’on lui demande si elle croit que Mantecore est devenu le premier tigre de l’histoire à sauver une vie humaine, elle hausse les épaules. La plupart des commentateurs de la vidéo Entertainment Tonight ont pris l’histoire de Roy pour ce qu’elle était : l’illusion la plus grossière de toute sa carrière. La magie et le chagrin ont tous deux la capacité de stimuler notre imagination.
Début 2020, Roy a attrapé un nouveau virus terrifiant. Il avait soixante-quinze ans lorsqu’il a reçu un nouveau diagnostic : COVID‑19. Siegfried est allé à l’hôpital et a regardé à travers une vitre la poitrine de son partenaire monter et descendre sous la pression des machines. Il a juré que Roy savait qu’il était là et il a bougé la main, comme pour le saluer, et une larme a coulé sur sa joue. En raison de la façon dont les deux hommes avaient toujours communiqué avec seulement un regard, Siegfried croyait que lui et Roy s’étaient dit au revoir à ce moment-là, Qui sait ? Eux seuls pourraient le dire, et maintenant ni l’un ni l’autre ne sont plus là pour le faire. À cette époque, le pancréas de Siegfried était déjà rongé par le cancer. Il est décédé en janvier 2021, à quatre-vingt-un ans. Leurs vies étaient si pleines de secrets, et les deux hommes intentionnellement insondables, que cela a ajouté une note de mysticisme à l’histoire de Siegfried & Roy. Mais cela n’a jamais été le cas pour Sharon Heptner, qui a été l’assistante personnelle de Siegfried & Roy pendant des décennies, avant même leur arrivée au Mirage. « Je les aime beaucoup tous les deux », dit-elle, incapable de parler d’eux autrement qu’au présent. Lors d’une visite au Jungle Palace, elle passe devant les emplacements, désormais vides qui abritaient autrefois des lions et des tigres. Elle souligne également l’endroit où Siegfried lui a parfois demandé de s’allonger pendant de longues heures, lui ordonnant de déplacer une main ici ou une jambe là pendant qu’il la regardait et se frottait le menton. « Vous saviez qu’il cherchait alors comment il pouvait positionner un corps pour le dissimuler dans une boite », dit-elle, sans plus. Elle est naturellement prudente, réservée et discrète, mais comme presque tous les employés de Siegfried & Roy, elle a également signé une NDA (une clause de non-divulgation) qu’elle respecte toujours : la plupart de ses secrets, et donc les secrets de Siegfried & Roy, resteront secrets. « C’est la chambre de Roy », dit-elle, debout devant une porte fermée au deuxième étage. « On ne peut pas entrer là-dedans. » Siegfried & Roy ont demandé par testament que leurs actifs contribuent au financement de leur Fondation SARMOTI, dédiée à la protection et à la conservation des animaux en voie de disparition. Avant la tenue d’une mise aux enchères de la succession, certains employés ont eu le privilège de se servir en premier : Hitzhusen dort maintenant dans le lit en bois de Siegfried.
À travers tout cela, la pièce derrière la porte verrouillée, celle que Heptner n’ouvrira pas aux invités, est restée sacrée et intacte. À l’intérieur, il y a des étagères remplies d’urnes, chacune contenant les cendres d’un animal décédé. Seule Gildah, l’excellente éléphante, fut enterrée dans la cour de Little Bavaria, car aucun crématorium ne pouvait la contenir.
(Dans mille ans, quelqu’un pourra déterrer ses énormes os et affirmer sans rire à des experts en mal de nouveautés, qu’il y a très très longtemps, Las Vegas était le point de passage de hordes d’éléphants !)
À ce jour, les cendres de chaque lion, chaque léopard, chaque tigre qui est mort dans le jardin secret ont été rapportées au Palais de la Jungle, et placé à côté du chevet vacant de Roy. Hitzhusen a juré à Roy qu’elle resterait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’animaux, et elle est le genre de personne qui tient une promesse. Il lui reste quatorze urnes à remplir, puis elle va déménager sur une île du nord-ouest du Pacifique « pour écouter la pluie tomber ». Comme leurs animaux, Siegfried & Roy ont été incinérés, mais l’emplacement de leurs cendres restera leur dernier secret. Hitzhusen dira seulement que leur dernière demeure est au Nevada, et qu’ils sont de nouveau ensemble.

Au cours de leurs années de déclin, Roy est resté la plupart du temps hors de la vue du public. Quant à Siegfried, le public lui a beaucoup manqué. Il a essayé de s’occuper en apprenant à faire les choses que les gens « normaux » font, mais qu’il n’avait jamais faites, comme le plein d’essence ou faire les courses. Il a toujours été hypnotisé par la magie de la vie ordinaire. Mais rien n’a vraiment fonctionné pour lui … jusqu’à ce qu’il commence à retourner presque chaque jour au Secret Garden. Là, à l’ombre des palmiers, il errait parmi la foule, attendant que quelqu’un le reconnaisse. Il feignait toujours la surprise quand cela se produisait, veillant à ce que même son plus petit public se sente spécial. Il leur disait chaque fois qu’il ne venait quasiment plus et que leur rencontre était un sacré coup du destin et qu’ils avaient de la chance de le trouver là. Il sortait alors une des pièces d’or qu’il avait dans sa poche. (Il en fit fabriquer des milliers) : cherchez la magie qui est tout autour de vous, pouvait-on lire d’un côté. Puis il exécutait un peu de magie ; de la magie rapprochée, silencieuse et simple, comme il le faisait autrefois, avant tout le reste.
Entouré par les derniers félins qui lui rappelaient tant son partenaire perdu – les mêmes animaux dont la présence imposante avait contribué à transformer leur premier jour ensemble et chaque jour suivant en l’existence la plus extraordinaire – Siegfried a entendu maintes et maintes fois les mêmes cinq mots que son père lui a dits un jour : « Comment as-tu fait ça ? » Il n’a jamais répondu. Au lieu de cela, Siegfried souriait, pressait la pièce dans les mains de l’un de ses invités pour la refermer, en signe de don, puis, il se fondait dans le décor laissant ses visiteurs se regarder en silence, et le dernier des tigres de Roy s’exalter devant leur émerveillement.
Note :
1 Chris Jones a écrit pour Esquire, The New York Times Magazine et ESPN The Magazine, et est le lauréat de deux National Magazine Awards pour l’écriture de longs métrages.
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