Oubliez le déjà vu, oubliez tous ces clowns blancs, tous ces Auguste qui sentent la naphtaline. Oubliez cette imagerie ringarde et dépassée, ces pseudos comiques qui essayent de faire rire tant bien que mal les spectateurs des cirques, avec les mêmes ritournelles usées depuis des décennies. Laissez la place au Clown Contemporain qui retranscrit l’ère du temps. Laissez la place au Clown qui bouscule la figure même du rire, allant jusqu’à figer son sourire dans un rictus inquiétant et jouissif. Laissez la place à Ludor Citrik.
Cédric Paga alias Ludor Citrik est à n’en pas douté une des figures majeures du clown contemporain. Créé en 2003, son solo Je ne suis pas un numéro est d’une richesse rare, un condensé de cirque convoquant certe la jonglerie, l’acrobatie, la pantomime, mais aussi le théâtre d’objet, la performance et le happening. De ce magma virtuose et foutraque ressortent des moments d’égarement et de grâce absolus.
Premier tableau :
Ludor Citrik arrive sur scène sous les traits d’un clochard chevelu et clopinant, portant comme attribut de nez de clown un pif violacé et piqué par l’alcool. Il traîne un caddie d’où il extrait du papier toilette. Il le déroule et se confectionne un tapis rouge. Il marche dessus tel un artiste aristocrate et se torche ensuite avec.
Voici planté, en une scène fulgurante, le personnage décalé et dérangeant du Clown Citrik. Il plante ensuite le décor. Le clochard se métamorphose en clown. Il enlève sa perruque et sa barbe qui deviennent tour à tour un nourrisson et une tête humaine figurant Monsieur Loyal. Celui-ci sera le deuxième personnage de la pièce. Il est confectionné avec un manteau et le chariot comme structure. (Dans la tradition du cirque, Mr Loyal est le chef d’orchestre des numéros, le faire valoir des Augustes).
Le clochard s’invente ainsi, petit à petit, une vie d’artiste de cirque dans des tableaux teintés d’onirisme et de fantasmes. Voulant prouver à Mr Loyal, de quoi il est capable, il va se travestir devant les spectateurs dans tous les sens du terme :
– Travestissement physique : Ludor porte un pantalon recouvert d’une nuisette de femme. Il placera plus tard deux balles de jonglage sur sa poitrine pour figurer une paire de seins.
– Travestissement corporel : Ludor adopte une gestuelle androgyne ressemblant à un homme puis adoptant une expression féminine. Il prend des poses animales et suggestives. Hésitant il finit par se métamorphoser en une bête féroce à la fin du spectacle !
– Travestissement mental et psychologique : Ludor est double voir triple. Il est schizophrène. Il peut jouer à la fois son personnage du clochard et donner vie à la marionnette de Mr Loyal (en lui prêtant une voix grave).
Deuxième tableau :
Le clown sort de son caddie un énorme nez rouge. Le nez s’ouvre comme une bouche et laisse apparaître un gâteau sec. Le nez est animé comme le personnage « Pacman » (créature gloutonne des jeux Atari des années 1980).
Les biscuits, une fois produits, sont dégustés un à un par le clown qui les régurgite et les propose aux spectateurs ! Interpellant Mr Loyal, Ludor Citrik essaye de l’amadouer. Il lui demande pèle mêle de lui permettre un essai, d’essayer de le charmer, de lui confiez des gags (un intermittent à immoler), de lui donner un public à amuser, un musée, du talent à étaler, de la notoriété… Il entame ensuite une danse de Saint Guy excentrique.
Troisième tableau :
Trois balles apparaissent sous le chariot. Le clown s’empare d’un déodorant qu’il n’arrive plus à maîtriser. Il s’en met partout en effectuant une chorégraphie pour « bombe aérosol ». Il revient ensuite vers les balles qui sont sur le sol et leur commande de bouger « comme à l’entraînement ». Il les saisit et commence à jongler avec, près de son corps, un peu encombré, comme si les balles étaient vivantes.
Puis Cédric Paga plante sur le sol le décor de son théâtre d’objets. Les trois personnages figurés par les balles sont au milieu de papier toilette. Celui-ci commence à envahir petit à petit toute la scène. Arrive alors un des passages les plus hilarants du spectacle, une série de situations stéréotypées, de saynètes burlesques mettant en scène le plongeon, le cerceau de feu, le couple ennuyé par un amant récalcitrant, etc. Le tout sur fond de papier toilette !
Quatrième tableau :
La lumière s’allume dans la salle, sur le public qui va être pris à parti. C’est le moment où le clown va prendre les spectateurs entre quatre yeux dans une première approche hors de la scène. « T’es qui ? T’es beau, t’es beaucoup ! Tu frémis, t’es malade, t’es vivant, tu veux bouger ! Rentre, j’ai rien préparé, à la bonne franquette. On fait une queue leu leu… » Ludor citrik s’invite dans l’espace privé des spectateurs, n’hésitant pas à les tutoyer. Dégoulinant de sueur, apportant avec lui des morceaux de papier toilette et de biscuits collés sur sa peau, il n’hésite pas à s’approcher très près du public, visiblement gênés mais souriant, au risque de choquer certaines personnes. Cette proximité nous inquiète et nous fascine à la fois. Nous sommes « nez à nez » avec ce phénomène culotté et complètement imprévisible.
Cinquième tableau :
Le clown retourne sur scène et va suivre les indications que lui donne le public. Il prend ainsi une posture choisie par les spectateurs, « je suis comment ? ». Il essaye de jongler dans cette posture (situation comique assurée). Il mime ensuite un parcours jonché de portes et d’escaliers pour arriver devant chez Mr Loyal. Il tape alors sans fin sur une porte imaginaire et improvise un solo « porte, sonnette, poignée » sur fond de boîte à rythme.
Sixième tableau :
Citrik place dans sa nuisette, deux balles pour figurer des seins. Il en sort une troisième et entame une série de jonglage « contact » suggestif. Il demande ensuite au public de lui faire un câlin. Il est tendre au début, puis la demande devient de plus en plus pressante et le personnage agressif. Le Clown se transforme enfin en un animal féroce prêt à attaquer. Cette métamorphose résume en quelques instants, le personnage schizophrène de Ludor Citrik. Il peut basculer d’une situation drôle et paisible à une scène de vraie terreur. Les spectateurs rient jaune et sont à moitié rassurés par ce clown satanique. Apparaît ici, la figure du clown pervers qui désigne un personnage fait d’apparence : jovial, comique et joueur, qui sur le fond est caractérisé par un sadisme et une cruauté sans borne. Cela nous rappelle, entre autre, la figure du Joker interprété par Jack Nicholson dans le Batman de Tim Burton et Grippe-sous, le clown surnaturel de Ça dans le roman de Stephen King.
Pour terminer sa joute avec le public, Citrik engage le jeu du « Oui, Non » entre lui et les spectateurs. C’est à celui qui criera le plus fort. Agacé, il fini par cracher sur le sol ! Il reprend ensuite son masque de clown gentillet et invite les spectateurs à sortir avant que l’autre, le méchant clown ne revienne.
Synthèse :
Nous ne sortirons pas intacts du spectacle. Nous sommes décoiffés. Nous venons d’assister à une performance hors du commun. Venant voir paisiblement un spectacle de clown, nous sommes confrontés à beaucoup plus que ça. Le personnage est riche, polymorphe réécrivant l’art clownesque de façon magistrale, depuis les débuts du clown au XVIIIe siècle en Angleterre dans les cirques équestres, à son statut de personnage à part entière actuel. Cédric Paga nous offre une magnifique synthèse. Il peut se passer de Mr Moyal son faire-valoir, prendre peu à peu son autonomie, et s’imposer alors comme un personnage sérieux, seul, en duo ou en équipe. Cédric Paga, garde certaines bases de la tradition, l’art de caricaturer les attitudes des autres, de faire rire par des postures comiques et d’imiter en les singeant les grands numéros d’acrobates et de jongleurs par exemple. Il garde aussi une démarche caricaturale et des attributs stéréotypés mais il a su les faire évoluer dans son spectacle. Il représente bien l’Auguste, ce clown au nez rouge, mais dans un autre espace, dans un autre temps. Il peut traverser la piste et aller dans le public, il est capable de déstabiliser le clown blanc, évoqué ici par le caddie Mr Loyal et par les spectateurs. Prenant constamment à parti l’entité composée des spectateurs, il réinvente la verve clownesque. Il propose une participation du public et un comique de situation, poussés ici à l’extrême.
A lire :
– Son spectacle Qui sommes-je ?
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