Le Théâtre-Halle Roublot dirigé par Grégoire Cailles est un lieu-compagnie implanté à Fontenay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) où il défend les arts de la marionnette avec, à la fois des créations et accueils de compagnies en résidence, des formations professionnelles et ateliers d’initiation. Grégoire Cailles propose des spectacles de grands noms et de jeunes talents pour de très jeunes mais aussi des adultes…
Après le succès des journées professionnelles l’an passé, Grégoire Cailles a renouvelé cette expérience pour offrir un véritable soutien aux marionnettistes et renforcer la coopération entre ces trois Lieux-Compagnies Missionnés pour le Compagnonnage (LCMC) en Île-de-France que sont La Halle Roublot, Le Théâtre aux Mains Nues à Paris (XXe) dont Pierre Blaise est le directeur, avec une Ecole de l’acteur marionnettiste, des chantiers de création et actions culturelles. Et La Nef-Manufacture d’utopies à Pantin (Seine-Saint-Denis) dirigée par Jean-Louis Heckel, qui possède un grand espace de jeu et un atelier de création de marionnettes.
Premier temps fort de ces journées professionnelles : les 21, 22, 25 janvier et celle que nous avons pu voir le 26 au Théâtre-Halle Roublot, suivie en juin de spectacles au Théâtre aux Mains Nues et en novembre à la NEF-Manufacture d’utopies. Les compagnies sélectionnées par chacun des lieux peuvent rencontrer les programmateurs autour d’une création ou d’un projet en cours. Une journée riche et variée impeccablement organisée par Grégoire Cailles et toute son équipe : théâtre d’ombres et de silhouettes, conte avec petits personnages mais aussi marionnettes portées à gaine et à ombres, ou sur table… Et en fin de journée une courte présentation d’une étape de travail. Ces spectacles seront aussi joués cette saison ou la saison prochaine…

Bread and Puppet.

Robert Anton (1949-1984).
Un constat : l’art de la marionnette est de plus en plus associé à l’écriture théâtrale contemporaine et au théâtre d’objets mais aussi à la danse, la musique et surtout aux arts plastiques (scénographie, images fixes ou vidéo). En une cinquantaine d’années, les marionnettes auront acquis avec des formes très diverses des parts de noblesse dans le théâtre contemporain. Notamment sous l’influence de grands artistes comme Peter Schumann avec son célèbre Bread and Puppet ou le merveilleux Robert Anton – suicidé pour cause de sida – qui avait inventé un théâtre confidentiel pour une quinzaine d’adultes. Ses poupées d’une dizaine de centimètres et ses scénarios d’une rare cruauté d’inspiration surréaliste avec décervelage, tortures, etc. étaient d’une rare beauté.
Comme lui nombre de créateurs français sont passés par une école de Beaux-Arts. Dans Les Arts de la marionnette en France. Un état des lieux publié il y a quatre ans, Lucile Bodson, l’ancienne directrice de l’Institut International de la Marionnette et de l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette, souligne que cet art a connu en quelques décennies une accélération notable avec la création de cet Institut international en 1981, et de l’École nationale supérieure en 1987 et du Théâtre de la Marionnette à Paris. Pour Grégoire Cailles, marionnettiste hors pair depuis longtemps, cet art possède de plus en plus un langage poétique, voire socio-politique.
Hématome(s) de Stéphane Bientz, mise en scène de Cécile Givernet et Vincent Munsch (tout public à partir de neuf ans).
C’est un théâtre d’ombres et figurines en carton imaginé par la compagnie Espace blanc qui a pour thème le courage et le grand pouvoir de l’amitié avec des personnages emblématiques, servis par un beau texte. Trois enfants qui vont encore à l’école primaire ou au collège de huit ou treize ans, on ne sait pas trop…Tom, un garçon peureux livré à lui-même, s’ennuie et se balade sur la plage où il rencontre Ema, la solitaire. Elle parle moins que les autres et habite avec son père sur une île voisine encerclée par les marées. Il rencontre aussi Dilo, une petite fille assez autoritaire qui semble prendre plaisir à le rudoyer…


Photos : Simon Gosselin / Cie Espace Blanc.
Ces trois-là marqués par leur solitude, réussissent à faire une étrange bande et ils parlent, ils parlent pour essayer de résoudre leur mal-être. « Moi mon père, dit Tom, il ne peut pas me surveiller quand il est de service au sémaphore, évidemment, alors quand il est de repos, ou en permission c’est encore mieux, il m’apprend à faire plein de choses tout seul. Ça le rassure de savoir que je peux me débrouiller sans lui : cuire des œufs durs, neuf minutes; ôter le calcaire, vinaigre blanc ; repérer une crevaison, plonger la chambre à air dans l’eau. Même si je préfèrerais qu’il soit là tout le temps, mais ça je ne le lui dis pas, je ne le lui dis pas, il pourrait penser que je suis une frousse. Alors que, non. Parfois, mais seulement parfois, parfois j’oublie le visage de ma mère, plouf dans le rond de l’oubli, puits sans fond et alors j’ai peur, peur de complètement l’oublier. Ema serre fort la main de Tom. Puis la relâche. Elle fixe sa poupée Tatou : – Le samedi Tatou a peur qu’Ema disparaisse avant que chaque lundi ne recommence. Tom la regarde : – Tu peux dire à Tatou que je vous protégerai, alors. Dorénavant. »

Photo : Simon Gosselin / Cie Espace Blanc.
Mais un jour, Ema disparaît… Tom et Dilo avec une grande connivence veulent absolument la sauver « des griffes du dragon ». On devine des choses que Stéphane Bientz sait avec délicatesse suggérer… Le personnage du père, étant assimilé à un dragon que l’on peut terrasser grâce à la musique. Mais on ne vous dévoilera pas la suite de ce spectacle bien conçu et réalisé avec une belle poésie. Rondement joué par Cécile Givernet, Jenny Lepage et Vincent Munsch, il fait penser à la fois à un conte pour grands enfants et à une bande-dessinée, fondé avant tout sur le récit à la syntaxe remarquablement travaillée : répétitions, énumérations et ruptures. Et malgré quelques longueurs, on s’attache vite à cette histoire subtile sur la maltraitance des enfants et à ses personnages… Grâce aussi à un bel univers graphique signé Fred Bide et aux ombres réalisées par Bruno Michellod. Si ce spectacle passe près de chez vous, ne le ratez pas; emmenez-y aussi vos enfants…
La pièce éditée dans la collection Théâtre jeunesse, créée en mai 2009 par les éditions 34, s’adresse aux enfants du primaire et collège.
La forêt ça n’existe pas de Kristina Dementeva et Pierre Dupont.
Un théâtre de marionnettes sur table avec Toto, un petit singe et Bradi, un paresseux : mammifère d’Amérique du Sud aux longues griffes, presque toujours suspendu dans les arbres et se déplaçant avec lenteur. Ici deux complices enfermés dans une grande caisse verticale posée sur une table en bois étroite…
Ils parlent beaucoup : de tout et de rien mais surtout d’une question qui les tourmente mais sans espoir de réponse : ne pas savoir d’où ils viennent. Ils s’interrogent sur le sens de leur existence et tournent en rond en parlant ou en jouant à des jeux pas très futés comme des êtres humains qu’ils ne sont pas… Mais on les sent unis par une grande tendresse. Comme souvent aussi les humains !

Un sketch brillamment interprété avec distance et humour par leurs auteurs, Kristina Dementeva et Pierre Dupont. Grâce aussi à la remarquable construction de ces marionnettes, le paresseux s’exprime comme si les phrases sortaient réellement de son grand museau. Même chose pour le petit singe mais peut-être à un degré en-dessous, la marionnette nous a semblé moins réussie.
Mais qu’importe finalement, elle et lui mais elle surtout qui manipule la marionnette du paresseux, discrète juste derrière la caisse effectue un travail tout à fait étonnant, à la fois technique et d’une profonde humanité… « Tout comme l’homme, disait Charles Darwin, les animaux ressentent le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur. » Ce que l’on voit bien ici: en quelque vingt minutes, tout est dit et ce GRAND spectacle de marionnettistes, aura sans doute été le meilleur de cette journée…
Mauvaises graines, texte de Stéphane Bientz, mise en scène de Bruno Michellod et Stéphane Bientz.
La compagnie La Barbe à Maman, avec le même auteur qui assure aussi la mise en scène avec le créateur d’ombres d’Hématomes utilise à la fois des marionnettes portées, à gaine sur table et de type bunraku (sic). Un peu dingues, en proies à la solitude, pauvres et/ou handicapées, les « mauvaises graines », ces vieilles femmes sont des exclues et en ont conscience : « Le monde s’est coupé en deux et je me suis retrouvée du mauvais côté : celui des indésirables, comme ils disent. » Il y a là Suzette, vieille dame enfuie de son E.P.H.A.D., Loup, une schizophrène en proie à ses hallucinations. Mais il y a aussi monsieur Claude, un clochard qui a disparu de son trottoir et Andie, qui cherche l’équilibre. Des esquisses de personnages joués par les auteurs et Pascale Goubert.
Quatre séquences pour essayer de faire vivre ces exclus… Mais bon ici, rien n’est vraiment dans l’axe : les marionnettes sont plastiquement loin d’être réussies, la mise en scène, sans rythme, fait du surplace, la scénographie assez prétentieuse ne fonctionne pas et on a le plus grand mal à s’accrocher à un scénario qui n’en est pas un. Reste à comprendre comment les deux auteurs d’Hématomes, un précédent spectacle si réussi ont pu bâtir une chose aussi approximative… Et même si c’est un travail en cours, on voit mal comment l’ensemble pourrait un jour progresser et trouver son équilibre. Le théâtre a parfois des mystères insondables…
Lisapo Ongé ! d’Hubert Mahela (à partir de six ans).
C’est une sorte de voyage initiatique, comme de nombreux contes, au Congo que raconte seul son auteur… Avec un diction et une gestuelle impeccables, il a quelques petites marionnettes sur une caisse et un djembé en bois creux recouvert d’une peau tendue avec lequel, par moments, il rythme son récit dit avec une voix grave. C’est tout, mais Hubert Mahela sait aussitôt attirer la sympathie du public en donnant toute sa valeur au texte, ménageant des silences, toujours calme et souriant.


Photos : Corentin Praud.
L’histoire est simple : « Dans le village de ma mère, il y avait une petite fille qu’on appelait Esengo. Elle était arrivée là un jour de grande pluie sans que l’on sache comment mais les habitants ne sachant quoi en faire, la confièrent à mama Mambweni qui avait la réputation d’être très gentille. Ce qui ne se révélera pas vraiment exact et compliquera la vie de cette petite Esengo. Même si elle a un nom signifiant vie joyeuse, il y a de mauvais esprits qui rôdent… »
Elle rencontrera Nkoy la lionne et Ngando le crocodile – remarquablement sculpté – Il y aussi un coq qui chante et le soleil figuré par un miroir et des rayons en cuivre. Cela peut paraître naïf mais c’est d’une grande rigueur d’une belle poésie sous une apparente rusticité avec juste quelques éléments de décor. En quarante-cinq minutes, Hubert Maala sait emmener son public là où il veut avec ce conte. Sans aucune prétention et avec un grand humour… Un vrai bonheur et, par les temps qui courent, cela fait le plus grand bien.
En avant toutes, mise en scène de Zoé Grossot et Lou Simon (tout public à partir de douze ans). Travail en cours.
Cette très jeune femme « enfonce le clou » mais c’est indispensable : 18% des artistes présentés au Centre Georges Pompidou à Paris sont des femmes et 7% au Musée d’Orsay ! Par ailleurs, 4% seulement des prix Nobel et 2% des biographies dans les manuels de seconde sont celles de femmes.
Zoé Grossot cite Pénéloppe Bagieu du Collectif Georgette Sand. « Enfant, je me souviens avoir été incapable d’envisager que dessiner puisse être un métier. Jusqu’à ce que je découvre qu’une femme faisait ça. Pour de vrai. C’était Mary Blair. Avant elle, cela ne me paraissait pas hors de portée ou trop difficile pour moi mais n’existait pas, tout simplement. »

Photo : Frédéric Combeau.
L’auteure et co-metteuse en scène présente des figurines en carton. « Je me reconnais, dit-elle, dans cette parole et je suis metteuse en scène, marionnettiste et directrice de compagnie, parce que j’ai vu d’autres femmes le faire avant moi. Je crois que les imaginaires collectifs transforment la réalité. J’ai longtemps pensé que, si pendant ma scolarité, je n’avais étudié quasiment aucun texte écrit par une femme, c’est parce que, jusqu’à très récemment les femmes n’écrivaient pas. Non qu’elles n’en étaient pas capables, mais parce qu’elles évoluaient dans un monde où cela n’était pas possible. Et puis j’ai découvert le travail de Pénéloppe Bagieu et Aude Gogny-Goubert, du collectif Georgette Sand qui racontent l’histoire de femmes tombées dans l’oubli.»
Zoé Grossot rappelle ainsi qu’il y a eu nombre d’autrices, scientifiques, cheffes d’état, exploratrices, guerrières, musiciennes, artistes tout au long de l’Histoire et partout dans le monde…
Ainsi Tomoe Gozen (1184-1247) une exceptionnelle samouraï japonaise. Elevée avec le chef de guerre Yoshinaka qui sera plus tard son amant, elle est un de ses principales généraux et dirigera au combat jusqu’à 1000 hommes.
Phillis Wheatley (1753-1784), une poétesse américaine capturée à l’âge de sept ans au Sénégal et emmenée aux Etats-Unis pour y être vendue comme esclave. (Wheatley, nom de la famille qui l’achète). Fait exceptionnel : elle bénéficiera d’une bonne éducation avec les enfants de la famille, apprendra le latin et le grec. Elle publie son premier poème à treize ans et son premier recueil à vingt ans.
Nellie Bly, une autre Américaine (1864-1922) devient à vingt-six ans, journaliste au Pittsburgh Dispatch et racontera la vie des ouvrières. Pionnière du reportage clandestin, elle se fait embaucher dans une usine de conserves puis comme domestique, et écrit des articles sur leurs conditions de travail. Et en 1887, elle se fait interner dix jours dans un asile pour femmes de New-York et parle de leur vie inhumaine. Elle réalisera aussi un tour du monde en soixante-douze jours en rencontrant au passage à Amiens, Jules Verne, auteur du fameux Voyage autour du monde en quatre-vingt jours.
Nzinga (1583-1663), reine du Ndongo et du Matamba, fille du roi Kiluanji qui l’emmène encore enfant quand il gouverne ou fait la guerre. A sa mort, le frère de Nzinga hérite du trône et il l’enverra alors négocier avec les Portugais colonisateurs, le maintien des frontières. Elle exigera que personne ne soit réduit en esclavage. Quand son frère meurt, elle devient reine mais les Portugais ne respectent pas le traité. Elle modernise alors l’armée et les combattra jusqu’à sa mort.
« Dans ce spectacle, dit Zoé Grossot, je voudrais donner une visibilité à ces femmes et proposer d’autres modèles féminins non stéréotypés.» Elle rappelle aussi que la sœur de Mozart était une très bonne compositrice qui s’est sacrifiée pour gagner de l’argent et ainsi faire vivre son frère, sur ordre de leur père. Et elle se demande combien d’autres femmes ont été oubliées, ignorées, ou empêchées et quelle autre réalité aurait pu s’écrire avec elles…
Un travail en cours par une metteuse en scène passionnée qu’il faudra suivre.
Conclusion
Cette riche journée était pourtant comme les autres sans véritable public et réservée, vu les circonstances, à vingt professionnels, producteurs, diffuseurs et journalistes. Exclusivement, des femmes, sauf deux mâles dont votre serviteur. Grégoire Cailles aura réussi un coup remarquable ; proche de la retraite, il passera bientôt le relais à Cécile Givernet et Vincent Munsch, les metteurs en scène d’Hématomes...
Compte-rendu des journées réservées aux professionnels. Source : Théâtre du Blog.
Crédits photos : Simon Gosselin /Cie Espace Blanc, Richard Chapuis, Corentin Praud, Frédéric Combeau. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.