Le Rêve (The Dream), est un spectacle grandiose dans la mouvance du Cirque du Soleil. Son concepteur, créateur et directeur artistique Franco Dragone est un ancien de la maison québécoise ayant collaboré avec Guy Laliberté sur dix créations de Cirque du Soleil (1985) à La Nouba (1999). En 2002, le milliardaire Steve Wynn lui demande de concevoir un spectacle en résidence unique pour son nouveau complexe à Las Vegas. Des auditions secrètes sont alors organisées dans une piscine municipale de la ville fin 2003. Les premières représentations ont lieu en avril 2005 et l’accueil n’est pas bon. Dragone modifie alors le ton général du spectacle sans paroles, sans intrigue et chargé de symboles, en le rendant plus solennel et plus sombre avec un jeu plus léger et ludique. Il remplace aussi le personnage central masculin par une femme.

Le Rêve (nom initialement prévu pour le bâtiment) est une sorte de transposition d’un tableau de Picasso, datant de 1932, que possède Steve Wynn à l’époque. Dragone s’est inspiré de son travail effectué sur O au Bellagio pour aller encore plus loin dans la fusion de la technique et de l’artistique, à un niveau encore jamais atteint jusqu’alors. Wynn lui donne carte blanche ainsi qu’un faramineux budget, d’environ 35 millions de dollars, pour donner libre court à ses fantasmes les plus fous. Le Rêve, dont le contrat fut signé pour dix ans est toujours à l’affiche du Wynn quatorze ans après ayant changé de directeur artistique en 2006, Wynn en racheta les droits exclusifs pour 16 millions de dollars.

L’histoire
L’histoire nous plonge dans la psyché d’une femme qui se promène dans ses désirs amoureux, entre la passion et la luxure, l’esprit et le corps, attirée par deux hommes diamétralement opposés. Ce scénario prend place dans un monde parallèle et fantasmagorique. Pour l’aider à choisir entre ses deux prétendants, elle se lance dans un voyage mystique, sensible, charnel et presque métaphysique, guidée par un « magicien », Maître des éléments (The Dream master), qui provoque et fait « apparaitre » les différents tableaux du récit comme un livre d’images pour adultes.
Le Wynn Theater
Tout commence par ce théâtre de forme circulaire unique au monde, d’un coup total de 75 millions de dollars, spécialement conçu à la construction de l’hôtel-casino et pouvant accueillir 1 600 personnes (initialement 2000 avant 2007). Les fauteuils en gradin encerclent à 360° un énorme bassin aquatique contenant 4 000 m3 d’eau et d’une profondeur de 9 mètres.
Cette piscine centrale, d’une température de 29°, est composée de nombreuses plateformes hydrauliques indépendantes qui peuvent être élevées et abaissées pour les effets de mise en scène. Un système extrêmement sophistiqué d’escamotage scénique mis en place et piloté à distance par des techniciens en parfaite synchronisation avec les artistes. L’eau peut disparaître et laisser place à une scène, puis inversement.


A noter qu’aucun siège n’est à plus de 12 mètres de « la scène », ce qui permet à tous les spectateurs de profiter d’une excellente vue et d’être dans une position immersive (les premiers rangs se faisant copieusement arrosés).
La salle possède une puissance d’éclairage automatisé de 2 040 kilowatt et est équipée d’un système son surround en 5.1 dernier cris composé de 180 haut-parleurs. Cerise sur le gâteau, le théâtre est doté d’un toit rétractable culminant à 30 mètres de hauteur qui permet aux artistes d’apparaitrent sur des filins en volant dans les airs ou de se jeter dans l’eau à une hauteur stratosphérique. De l’eau peut également jaillir du dôme !
L’équipe
La troupe du spectacle se compose de 90 artistes d’exception, représentant 17 pays, qui viennent des milieux de la gymnastique, de la natation, du cirque et des cascadeurs. Certains ont même participé à des compétitions nationales, mondiales et olympiques. Tous ont leur diplôme de plongée obligatoire et changent au moins trois à quatre fois de costumes par représentations.

Dix-huit plongeurs avec bouteilles sont nécessaires à chaque représentation. Ils assurent la sécurité des artistes et les assistent pour respirer sous l’eau et les guider avec des lumières dans les tunnels qui conduisent aux divers endroits de la scène. Des musiciens et des chanteurs jouant en live à chaque représentation, ainsi que 85 techniciens viennent compléter ce casting hors norme et « piloter » cette entreprise titanesque.

La production est considérablement revue au fil du temps. Les techniciens et surtout les artistes se renouvèlent. Chaque année sont organisés des castings et des auditions, ce qui donne lieu à une compétition féroce entre athlètes s’ils veulent garder leur place et garantir un niveau d’excellence général. Au niveau artistique c’est la même chose, des ajustements sont apportés quotidiennement : nouveaux costumes, nouvelles chorégraphies, musiques et éclairages additionnels, etc.
Le spectacle
Le spectacle est composé de dix-sept tableaux qui s’enchaînent sans temps mort avec une précision d’horloger.
Les premières images sont saisissantes. Le Maître des éléments sort du grand bassin d’eau, en marchant, comme par magie tel un Moïse des temps modernes et invite la jeune femme à choisir entre deux prétendants (un gentil et un méchant), dont l’un est littéralement éjecté de l’eau pour atterrir sur une passerelle. Elle s’allonge ensuite pour s’endormir sur un divan qui s’enfonce dans les eaux dans un fracas de bouillonnements et d’éclairs. Le voyage onirique commence et alternera les visions du Paradis et de l’Enfer, du Bien et du Mal.


Les grandes toiles tendues du plafond s’escamotent comme aspirées et laissent place à un impressionnant dôme où descende, grâce à des filins, un groupe de femmes sur des grands bouts de bois. Deux énormes cornes d’abondances retentissent et allument des feux sur l’eau, ce qui provoque l’ouverture du toit d’où se déversent des trombes d’eau jusqu’au bassin. Des femmes-oiseaux descendent des cintres et un immense arbre apparaît au milieu de l’eau avec dessus la femme accompagnée d’acrobates. Ce magnifique tableau est complété par des nageuses synchronisées encerclant l’arbre, qui tourne sur lui-même, pendant que les acrobates réalisent des figures en passant de branche en branche et en se jetant à l’eau.

Le deuxième prétendant arrive dans les airs et embarque la femme tandis que l’arbre sombre doucement dans les eaux avec ses « figures organiques » se confondant aux branches.
Les deux prétendants ont leurs doubles qui interviennent lors de saynètes comico-magiques entre les tableaux.
Le reste du spectacle est sur le même modèle et réserve de nombreux moments inoubliables : un tango endiablé et magnifié par des danseurs exceptionnels autour d’une scénographie mêlant le feu et l’eau. Des porteurs-trapézistes sur sangles aériennes qui jettent leurs partenaires dans l’eau en réalisant des figures. Des sphères remplies d’eau descendant des cintres et déversant des filets dans le bassin pendant que les plates-formes s’élèvent de la piscine en tournant pour produire des jeux d’eau romantiques. D’hallucinants lâchés de plongeurs tout en haut du toit où les spectateurs frissonnent d’effrois. Une danse contrainte avec le méchant prétendant encadrée par six écrans géants projetant des images animées organiques. Un numéro de corde aérienne détourné avec une cloche. Un numéro de mat chinois détourné avec un tronc d’arbre suspendu dans le vide. Une sphère lumineuse suspendue, comparable à un gros lustre humain, avec des voltigeurs faisant des numéros de main à main. Une production de jets d’eau multicolores de plus en plus puissants, à une multitude d’endroits qui se finit en apothéose.

Le spectacle se termine en happy end avec le beau et gentil prétendant qui embarque sa promise sur un trapèze volant après lui avoir offert une rose. Pour fêter ce dénouement, tous les artistes viennent saluer le public sur les praticables qui se transforment en une immense pièce montée fluorescente d’un mauvais goût étonnant qui rompt avec le sans faute esthétique du spectacle. Heureusement, ce faux pas est rattrapé par l’apparition et l’éclosion de fleurs géantes sorties du plafond, une dernière image superbe qui clôture un feu d’artifices de performances de haute volée.

La magie
Bien évidemment, l’illusion est constamment présente dans le spectacle par la scénographie mise en œuvre et la « production » de jets d’eau par le Maître des éléments rappelle le tour des Fontaines d’eau popularisée par le magicien japonais Ten Ichi. Il y a également quelques tours de magie, conçus par l’illusionniste Shimshi depuis 2012, qui sont dispensés par un artiste-clown comme la transformation d’une tige enflammée en fleur, l’apparition d’une colombe d’un foulard, la fausse colombe en plastique transformée en vraie et l’apparition de la femme sur le divan grâce à un voile.
Conclusion
Le Rêve est le plus grand spectacle actuel de Las Vegas (1). Il dépasse en modernité, technicité, performance et poésie les différentes productions du Cirque du Soleil qui commencent à s’épuiser artistiquement et à réchauffer de vieilles recettes depuis une dizaine d’année.
Tout est hors norme dans Le Rêve à commencer par l’hôtel qui l’abrite le Wynn, le complexe le plus luxueux de Las Vegas. Ensuite, le théâtre spécialement conçu avec le reste du bâtiment est une incroyable machine à produire du spectacle avec son gigantesque bassin d’eau, ses plateformes rétractables, modulables et extensibles, son plafond qui s’ouvre comme un oculus géant. Cette technologie avant-gardiste est en soi une vraie prouesse et se suffit à elle-même. Mais cela ne s’arrête pas à une « belle boîte » faisant des démonstrations de machineries virtuoses. La partie artistique est aussi exceptionnelle dans tous les domaines : scénario, mise en scène, chorégraphies, conception sonore, création lumières, acrobaties, performances, numéros d’illusion. Le spectacle est construit sur des inspirations picturales de scènes bibliques comme le jardin d’Eden ou le jugement dernier, avec ses jardins, ses fontaines et ses créatures fantastiques. Des compositions volontairement maniéristes qui parlent au plus grand nombre.

Les propos de Brian Burke, le directeur artistique du Rêve, sont révélateurs de la portée expérimentale du show : « J’aime à penser que le spectacle est une œuvre d’art vivante. Tout comme une peinture dans un musée, vous pouvez venir dans notre salle de spectacle voir quelque chose que vous n’avez jamais vu auparavant pour que nous puissions tous rêver ensemble. »
Comme ne pas parler également des créations aquatiques qui nous font inévitablement penser aux fééries de Versailles et à ses « Grandes Eaux », jardins musicaux et feux d’artifices. Tout est absolument grandiose dans cette programmation au millimètre qui épouse les sentiments intérieurs des personnages. Chaque jet, chaque fontaine, chaque effet pyrotechnique est une expression, un geste artistique magnifié par les jeux de lumière et la création musicale qui font corps avec les performeurs. Il faut également signaler que les chorégraphies de nage synchronisée font écho aux ballets cinématographiques de Busby Berkeley dans leurs précisions et leurs constructions optico-géométriques.

L’eau et les rêves ont un point en commun, ils changent constamment de forme et de fond et sont difficiles à comprendre ou à interpréter. La construction même du spectacle en différents tableaux n’est pas figée et est en perpétuel mouvement. Les tableaux restent volontairement énigmatiques et insaisissables. Ils n’imposent pas de messages précis pour permettre au public de rentrer dans ces visions pour entreprendre leur propre voyage intérieur subjectif et introspectif.
Quand la technicité est au service de l’artistique, quand les artistes circassiens-danseurs-nageurs sont au diapason avec la narration et leur personnage ; cela conduit au sublime. Tout, absolument tout concours à produire une alchimie unique et transporter les spectateurs hors du temps, hors des frontières physiques du monde pour qu’ils s’abandonnent à la rêverie, à la fantasmagorie d’un espace où les éléments se mélangent comme par magie. L’eau, l’air, la terre et le feu jouant constamment avec les protagonistes de l’histoire.
Notes :
(1) Franco Dragone exporte son concept à Macao en 2010. Il fait construire, pour un coût total de 250 millions de dollars, une salle de 2000 places, avec une visibilité à 270° (comme une piste de cirque), dans le casino City of Dreams pour abriter The House of Dancing Water, le spectacle le plus cher et le plus vu au monde qui joue à guichet fermé toute l’année, avec sa piscine contenant 14 000 m3 d’eau d’un diamètre de 25 mètres, ses huit étages de machinerie et ses 45 mètres de haut.
– Cet article a été publié pour la première fois dans le MAGICUS magazine n°216 (mars-avril 2019).
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