Réalisation : André Chemetoff et Armand Beraud. Lumières : Vincent Lérisson. Musique : Justice.
« Bienvenue au ciné-concert », une formule surannée qui nous ramène à la naissance du cinématographe lors de « séances spéciales » qui participaient à l’âge d’or du cinéma muet et du développement des salles de cinéma (équipées d’un proscenium ou d’une fosse d’orchestre) où se croisaient musique, film, théâtre et magie. Mais attention, la séance qui va suivre est d’un genre très spécial et inédit. Pourtant pas de système 3D, ni 4D avec image en relief et autres attractions mécaniques, sensitives et olfactives comme dans les parcs d’attractions. La formule est ici d’un minimaliste total.
Iris est donc une performance créée spécialement pour les salles de cinéma. Une adaptation du monumental live-show Woman Worldwide inspiré de la tournée 2017/2018 du groupe électro français Justice. Une séance unique (à part deux avant premières en mars et juin 2019 aux Etats-Unis et en France), diffusée le même jour à la même heure dans une centaine de salles de cinéma, comme une invitation à une messe électro par les deux « gourous » de la french touch, Gaspard Augé et Xavier de Rosnay accompagnés de leur croix symbolique.

Le groupe
Révélés en 2003 avec les titres D.A.N.C.E. et We are your friends, le duo Justice, fait partie des grandes figures de la musique électro dans le monde au même titre que leurs confrères les Daft Punk. Moins médiatisés mais tout aussi talentueux dans leurs compositions qui remontent aux sources du rock en mêlant disco, électro, heavy metal et house, la musique de Justice prend sa pleine mesure dans ses live endiablés.

Musicalement, l’album Woman Worldwide (sorti en août 2018), issue de la tournée live du même nom, est un chef-d’œuvre maniériste où Justice se réinvente constamment dans un remixe hybride et hallucinatoire de leur répertoire entre live et best of. Un monument de maestria musicale utilisant les thèmes connus des tubes du groupe pour mettre en avant des bizarreries et des pépites méconnues, comme sur Pleasure x Newjack x Civilization ou Heavy Metal x DVNO, avant le climax en apothéose de Audio Video Disco.
Le documentaire
La séance « spéciale » commence par un interminable documentaire de trente minutes sur les coulisses du projet Iris en convoquant tous les acteurs du film (réalisateurs, techniciens…) qui donnent leur point de vue, non dépourvu d’auto satisfaction plombante. C’est comme si on vous expliquait le film que vous allez voir de peur que vous ne compreniez pas très bien de quoi il s’agit… C’est vraiment prendre les gens pour des demeurés.

Malgré la lourdeur de la forme sur fond d’interviews consensuelles, nous apprenons quand même quelques informations intéressantes. Comment se démarquer de l’éternelle captation live des concerts où les plans de la scène se succèdent avec ceux du public ? Comment arriver à un résultat esthétique satisfaisant alors que les sources de captations sont de plus en plus hétéroclites (caméras HD, téléphones portables…) ? Justice s’est inspiré des Pink Floyd et de leur mythique concert à Pompéi (1972) filmé sans public. Le fait d’occulter cet élément indispensable à la réussite d’un concert live où l’énergie dégagée et le partage sont au cœur de l’expérience, est un énorme challenge. Pour ce projet ambitieux, l’équipe a essayé d’atteindre « la précision des documentaires de la NASA, avec de très longs et lents plans ». Présenté comme un « vortex musical et visuel » par les deux membres de Justice, le film se veut « une immersion, une nouvelle manière d’explorer l’univers musical ».
Le film
Arrive enfin le concert tant attendu pour une heure d’un voyage spatiaux-musical fascinant. Nous sommes devant un objet sonore et visuel non identifié qui fait référence aux œuvres cinématographiques futuristes de science-fiction, Star Wars, Alien, Blade Runner et 2001, l’Odyssée de l’espace en tête.
Tout d’abord, il y a une installation qui fait référence à un énorme vaisseau spatial à propulsion analogique dont le tableau de bord a été remplacé par des synthétiseurs et des tables de mixage. Une machine hybride prête à découvrir d’autres constellations et conquérir la galaxie. Autour de la « cabine de pilotage » se déploie une structure flottante composée de treize cadres mobiles indépendants, composés chacun de quatre panneaux rotatifs à LED, de miroirs et de lumières chaudes traditionnelles offrant des combinaisons infinies.

Ce qui est une vraie prouesse est de proposer à chaque morceau des univers complètements différents grâce à une structure en constante évolution créant de nouveaux paysages visuels sans la moindre utilisation de la technologie du mapping !
Le film est ponctué de quelques séquences en image numérique qui se fondent parfaitement dans l’esthétique de l’installation scénique. Des envolées lyriques et cosmiques extrêmement bien conçues. Dans une séquence saisissante, la croix de Justice se détache d’une planète pour flotter dans l’espace tel un symbole christique universel et mystique rappelant le monolithe kubrickien de 2001. Un autre moment spatiale magnifique voit la terre éclipser le soleil et former un iris ; le cosmique et l’organique sont ainsi réunis et la rétine fusionne avec l’image dans une sorte de boucle vertigineuse qui emporte le spectateur dans un tourbillon spatiaux-temporel. La plus belle transition s’effectue quand un rayon de lumière scénique se transforme en une étoile filante qui va dessiner dans l’espace des constellations représentant les différents signes du zodiaque jusqu’à se focaliser sur celui de la balance, symbole de la justice !


Ce qui est le plus fascinant dans le film, c’est cette porosité constante entre la lumière et la musique, la terre et l’espace, le macro et le micro, l’infini. Ici c’est la musique qui va plus vite que l’image, volontairement contemplative et au ralenti. Tous les mouvements de caméra se composent de longs travellings ou de plans séquences qui laissent la place à l’intensité musicale et à la pulsation lumineuse. Une caméra en apesanteur, toujours en mouvement, qui nous fait voyager dans l’espace scénique de Justice, des amplis Marshall, aux lumières imposantes, en explorant les moindres recoins du décor. Grâce à l’installation d’un sol satiné qui permet la réflexion des lumières et des reflets, l’image se transforme en un kaléidoscope géant produisant des compositions à la symétrie « presque » parfaite.
Toutefois, une question nous taraude : pourquoi ne pas avoir filmé cette expérience sans ces musiciens, alors que l’installation se suffit à elle-même ? C’est là la grande intelligence de Justice qui intervient comme dans une sorte de théâtre d’ombre, silhouettes presque inanimées, bougeant au ralenti et volontairement effacées, pilotant discrètement cette énorme machinerie.
Conclusion
Véritable expérience immersive et sensorielle, Iris est un OFNI conceptuel fascinant à la croisée de la musique, du cinéma, de la scénographie et de l’installation plastique. Avec ce coup de maître, Justice réalise un superbe écrin visuel pour accueillir une sélection de morceaux de son formidable dernier album. Fonctionnant comme un trip hypnotique et contemplatif, les sons et les images se fondent dans un malstrom expérimental où l’expérience ressentie par le public est au cœur du processus. Filmer sans public dans un entrepôt aménagé et suréquipé d’une machinerie infernale et futuriste, chaque spectateur est au centre d’un dispositif scopique qui agit comme une séance hallucinatoire. Iris est, à n’en pas douter, une étape importante dans la manière de concevoir la musique et la captation des concerts de nos jours.
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