Nous vivons plus que jamais dans un monde d’images où nos yeux nous trompent régulièrement et où l’effondrement de la réalité n’est pas loin. Peut-on retrouver le temps de l’innocence ? Le temps du plaisir archaïque ? Rien n’est moins sûr… Les avancées technologiques de l’intelligence artificielle vont rendre la réalité de plus en plus difficile à distinguer, notamment dans le domaine de la vidéo où « l’hyper-trucage » bouleverse notre relation aux images. La désinformation, qui touchait jusque-là essentiellement les écrits est entrée depuis peu dans une nouvelle ère où il est maintenant possible de manipuler n’importe quelle vidéo en changeant leur sens, leur propos et leur porté.

Le vol d’identité
Sur des sites sordides d’Internet, des célébrités se retrouvent en acteurs de scènes pornographiques (une pratique nommée Revenge porn). Leurs visages sont littéralement découpés et collés sur des corps nus. La technique est si parfaite que l’on y croit. Le trucage se remarque que de très près, mais ces manipulations numériques se perfectionnent très rapidement avec le risque d’envahir irrémédiablement notre sphère privée1.
Une autre pratique consiste à « permuter » des visages. Cette technique étant essentiellement utilisée dans le domaine de la politique pour détourner un message à des fins de propagande. Elle se retrouve aussi, de manière plus légère, dans des vidéos divertissantes et des détournements d’œuvres filmographiques.


Ci-dessus, le photogramme de l’acteur Jack Nicholson dans le film The Shining de Stanley Kubrick (1980), suivit de l’incrustation du comédien Jim Carrey dans la même scène.
Ces vidéos sont l’œuvre de programmateurs et faussaires numériques adeptes du Deepfake, une technique de synthèse d’images, apparue en 2016, qui affinent sans cesse ses algorithmes en cartographiant les expressions du visage et en imitant la voix avec une précision confondante. Un processus d’intelligence artificielle qui s’automatise (plusieurs tutoriels existent) et permet à n’importe qui de coller la tête d’un inconnu, d’un ex ou d’un collègue dans un clip compromettant en quelque minutes seulement !

Les fabricants de fake news utilisent tout un arsenal de techniques de pointe qui étaient réservées jusque-là aux effets spéciaux cinématographiques et qui sont en train de s’installer durablement dans la sphère publique. Désormais Photoshop a de nouveaux amis dans la retouche numérique. Hier l’image, aujourd’hui la vidéo. Il est possible de manipuler à volonté la réalité en retouchant la totalité d’une source en mouvement grâce à des logiciels comme Ultimatte 12, Tacotron 2, Nvidia, Voco, DeepWarp, Face2Face… Faux regards (modifier la direction du regard), faux visages (créer de faux visages inspirés de célébrités), fausses émotions (changer les expressions du visage), faux discours (manipulation des lèvres avec la synchronisation d’un montage sonore), fausses paroles (transformer des extraits audio en ajoutant des mots qui n’ont pas été prononcés), fausses voix (Produire une voix artificielle qui ressemble à celle d’un humain), faux environnements (Incrustation sur fond vert n’étant pas présents sur le plateau de tournage), fausse météo (changer les conditions climatiques) !

Internet : un terrain de jeu idéal
Internet est déjà coutumier des manipulations massives via des « pièges à clics » et des « ruses addictives » qui contrôlent la plupart des réseaux sociaux. Le ver est déjà dans la pomme depuis le début et enfante une quantité astronomique de canulars et d’infox.
Royaume de la fugacité, de l’identité fuyante, de l’anonymat pernicieux qui engendre de la confusion, de la grossièreté et une violence non contenue, Internet est un déversoir qui révèle la part la plus sombre et primale des individus2. Comme tout le monde à un avis sur tout, chacun y va de ses analyses, ses critiques, ses positionnements. Cette profusion produit inexorablement des fausses informations et semble paradoxalement avoir pour rôle celui d’empêcher de penser. Les vitrines de ces tribunes grand public sont les chats et les réseaux sociaux où s’étalent, comme lors d’une grande braderie, la vie intime de milliard de personnes, le sensationnalisme, la médiocrité, l’horreur abrutissante, les clashs artificiels, ou la haine. Chacun peut être en contact avec des informations qui confirment ses préjugés et occultent les faits qui les infirment.

Comment alors s’étonner que des informations et données personnelles soient volées en toute impunité ? Et que des sites revendent ses mêmes données à d’autres sites ? Imaginez le potentiel qui s’offre aux hackers et escrocs du Net dans ce puits sans fond ! Faire et surtout défaire une réputation, ridiculiser, humilier, compromettre… Des pratiques qui peuvent aboutir à des actes de violences et de suicides… à distance. Nous ne sommes pas loin des manipulations hypnotiques d’un certain Dr Mabuse qui préfigurait déjà une société contrôlée par la peur et l’ignorance à travers les écrans interposés des téléviseurs3.
Arme de propagande
Internet est pour certains complotistes, extrémistes et démagogues une usine à fausses nouvelles et à rumeurs. En maîtrisant les nouvelles technologies numériques comme des prestidigitateurs en ligne, ils ont appliqué leurs sciences de la manipulation à cette arme de diffusion massive pour conforter les internautes dans leurs croyances et leur enfermement idéologique.
Il est par exemple facile de fabriquer des discours factices sortant de la bouche d’un grand patron qui peut engendrer une baisse des cours de la bourse, mettre en péril certaines entreprises et plus généralement affoler la population.


C’est maintenant un jeu d’enfant de compromettre un candidat à une élection en lui faisant tenir des propos erronés dans des vidéos virales, qui peut amener à changer le résultat final des votes. En avril 2018, Jordan Peele réalise une vidéo truquée de Barack Obama (You Won’t Believe What Obama Says In This Video !) pour alerter sur les dangers potentiels de l’usurpation d’identité par la manipulation numérique dans nos démocraties. Nous voyons ici le potentiel explosif et les dérives que ces détournements peuvent engendrer dans la sphère politique !
Une remise en cause de la réalité
Les propos de l’écrivain Vladimir Nabokov étaient prémonitoires quand il parlait de la « relativité de la perception ». Comment être sûr que nous voyons la même chose quand nous sommes en face d’un même objet ? Il est naturel et légitime de faire confiance à nos sens et de croire ce qu’on voit. C’est une croyance profondément enracinée en nous que l’ère de la manipulation vidéo va exploiter.

Quand l’art inspire des détournements décalés et poétiques, c’est rare !
Les vidéos truquées vont avoir pour conséquence de créer une suspicion légitime à propos de TOUT ce que nous regardons. Les journalistes et les politiques exploiteront ces doutes. N’importe quel coupable pourra remettre en cause des preuves visuelles en évoquant un montage destiné à le nuire. Ces vidéos manipulées risquent de détruire notre foi en la réalité ordinaire et tangible. La matérialité faisant place à un virtuel instable et pernicieux.
Cet effondrement de la réalité est depuis très longtemps une aspiration et un des objectifs de certains précurseurs et architectes des nouvelles technologies4. Les vidéos truquées seront bientôt supplantées par la réalité virtuelle qui a pour objectif de créer l’illusion complète « d’être ailleurs » dans un environnement immersif. La VR cherche à tromper nos sens et à pervertir nos perceptions. Le domaine des jeux vidéo a déjà commencé à transporter les joueurs dans des mondes parallèles, mais il reste du chemin pour que nos avatars se substituent à nous dans tous « les sens » du terme.
Un combat démocratique et citoyen
La lutte contre la désinformation doit devenir une priorité dans chaque démocratie car le plus grand danger est que notre civilisation avale des mensonges sans réagir et que plus personne ne croie en rien. Le devoir des citoyens et des institutions est de faire confiance aux bonnes personnes et d’écarter les « bonimenteurs ». Les gouvernements doivent investir en masse sur la prévention et la surveillance de notre écosystème informatif. Il faut mettre en place des systèmes capables de déterminer efficacement si une image est réelle ou si elle a été retouchée. Ainsi nous pourront offrir au « consommateur » une information vérifiée en bout de chaîne. Détecter les trucages et certifier qu’une vidéo a bien été tournée à un moment donné, dans un endroit qui existe5. Les réseaux sociaux et les plateformes devront incorporer des « certificats d’authenticité » à leur système pour informer les utilisateurs.

Détournements de Joe Biden à des fins politiques.
C’est également un combat individuel qu’il faut mener contre ces faux-prophètes du Net. Dans le flux continu d’images, mieux vaut ne plus croire à ce que l’on voit et développer son esprit critique envers toutes les sources d’informations en essayant d’identifier leur fiabilité. Revenons à une forme de zététique pour ne pas sombrer dans l’anarchie du faux.
Notes :
1 En 2013 et 2018, Noelle Martin, une étudiante australienne, a été victime de montages pornographiques, diffusés sur les réseaux sociaux, qui a ruiné sa vie. « Il y avait des centaines d’images et de vidéos de moi photoshoppées sur les corps d’actrices porno. Ça a été le choc de ma vie. Je n’imaginais même pas qu’on puisse faire ça, et je n’avais aucune idée de qui pouvait vouloir m’infliger ça. Je n’avais pas entamé ma carrière que mon image et ma réputation étaient déjà désintégrées, de la manière la plus déshumanisante qui soit. »
2 La vidéo est, le plus souvent, l’élément déclencheur de nombreuses conflagrations sociales (violences policières, agressions sexuelles, meurtres raciaux…). Jusqu’à ce fait marquant en 2016 du meurtre de Philando Castile diffusé en direct sur Facebook par son amie. Un point de non-retour qui fait passer les snuff movies pour des romances.
3 Les mille yeux du Dr Mabuse de Fritz Lang (1960).
4 La fondation internationale pour les études avancées de la Silicon Valley au début des années 1960.
5 Les Etats-Unis ont mis en place le programme Media Forensics en 2018 pour détecter les manipulations numériques dans les vidéos grâce à une équipe de « détectives du numérique ».
– Article écrit en 2021.
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